«Un beau voyage est une œuvre d'art», disait l'écrivain André Suarès. Comme elle, il se construit à petites touches. Nulle part plus qu'à l'approche des îles Sultanes (Lamu et Zanzibar) cette idée prend tout son sens.
L'atterrissage s'effectue sur l'île de Manda, où se promène parfois un troupeau d'éléphants, venus à marée basse du continent. Les bagages sont transportés à dos d'homme ou dans des brouettes, puis sur un boutre, jusqu'au ponton du port de Lamu, face à la maison du commissaire, repérable à la Jeep verte, l'unique véhicule de l'île.
Lamu, c'est une photo sépia, prise au temps des colonies. Au premier plan, des coolies, courbés sous le poids des charges, des vieux en tunique blanche assis sur le muret de l'ancienne douane abandonnée, suintant d'humidité et rongée par les lianes.
Pour observer la vie, il n'y a qu'à se poster sous les arcades du fort portugais, en surplomb de la place Jeti. A l'ombre d'un ficus séculaire, les musulmans, coiffés de la kofia (toque blanche brodée), marchandent les grandes cannes de bois noueux à coups de larges envolées de manches, d'accolades et de palabres. Ces discussions sont à peine troublées par les plongeons des enfants, du haut des canons alignés sur la jetée, par le battement d'ailes d'un pélican, le claquement d'une voile ou le froissement d'un bui-bui, le voile noir porté par les femmes, minces et fragiles, à la démarche de gazelles.
Pourtant, du fond de leur palais swahili retapé, les Occidentaux, ceints de leur kikkoi (pagne local), se plaignent des appels à la prière et du braiment des ânes. 3 000 de ces bêtes, pour 10 000 habitants, se fraient un chemin dans les ruelles de Lamu. Une sorte de «garage» pour ânes, ou plutôt un hôpital, panse les blessures de ces véhicules à quatre pattes, seul moyen de locomotion de l'île.
La ville vit au rythme des marées et, parfois, la mer pénètre jusque dans la poste, pour la plus grande joie des enfants. A marée haute, quand souffle le kazi venu du nord-est, les départs sont périlleux. Les fauteuils en acajou et fibre de palmier destinés à l'exportation, dits aussi «chaises de la fierté», fierté des artisans de Lamu, s'entrechoquent à se fendre, au fond des cales des boutres vermoulus.
Ici, on apprend à vivre avec le vent, qui façonne la plage de Shela, où les étrangers se baignent entre eux, sans s'éloigner de leur retraite dorée. Ce vent chaud et doux arrondit les voiles blanches, mille fois rapiécées, des boutres, et s'ingénie à dévoiler les musulmanes. La nuit, il fait vaciller les lampes à pétrole, dont le halo flirte avec les tuniques blanches des vendeurs de sachets de mira, l'herbe locale, qui parfume les ruelles et les séances de plein air de cinéma indien... Ce vent emporte aussi les prières du muezzin.
Mais on peut aussi vivre Lamu autrement, en tombant sous le charme d'un autre air, Mona Lisa, à l'heure du cocktail offert par un ex-jazzman italien, Bruno Briguetti, créateur et propriétaire du Blue Safari Club, installé face à Lamu, sur l'île de Manda. Un «bout du monde», accessible en Piper privé, en bateau à moteur ou, mieux, en boutre, quand le vent et le courant se réconcilient. Le point de chute incognito du gotha international, vivant pieds nus au bord d'une plage vierge, dans des cases au luxe sauvage et sommaire. Une atmosphère swahilie «revisitée» à l'italienne, avec pâtes et convivialité garanties à la table d'hôtes, face à l'océan, aux hippopotames égarés, aux cigognes et autres échassiers curieux. Un must avant d'appareiller pour une croisière au long cours, par exemple jusqu'à Zanzibar - en trois jours - à bord d'un splendide boutre traditionnel.
En arrivant, les initiés grimpent le long d'une échelle pour dîner «sous les étoiles», allongés sur les coussins à l'orientale de l'Emerson's House, un vieux palais transformé en hôtel, bercés par le concert extraordinaire des 48 appels à la prière de la ville et le tintement des clochettes d'un temple hindou. Mais ils ne rencontreront guère les Zanzibarites ailleurs qu'au marché central, en se faisant coudre, en une journée et sur mesure, une chemise locale pour 20 dollars américains, en choisissant leur pagne à message (kanga) pour 2 dollars au Chavda Store et en repartant sur un somptueux vélo anglais, chinois ou indien pour 400 dollars, déniché chez Adam Store. Les plus curieux s'aventureront, le soir, à Forodharani, le long de la mer, pour déguster les langoustes grillées qui crépitent sur les braseros. Ils s'extasieront devant les récupérateurs de ferraille qui, à partir de bidons d'huile, créent des mangeoires à poulets, des barbecues et des arrosoirs aux formes insensées, puis devant les «garages sous les arbres», où s'activent les mécanos.
A une quarantaine de kilomètres au nord- est de Stone Town et à quinze minutes de bateau sont proposés sur l'île de Mnemba des séjours surréalistes. Sur une plage de carte postale, le Mnemba Island Lodge a doté des cases traditionnelles en palmes tressées d'un décor minimaliste, mais très étudié et luxueux. Sur la plage et sous un auvent sont disposées, pour le bronzage, de jolies chaises longues en bois brut. A la tombée de la nuit, des tables de deux, éclairées par des torches, sont dressées face au large pour un dîner monacal, servi par des boys en djellaba. Des lampes-tempête signalent l'entrée des cases, au cas où le clair de lune, se reflétant sur le sable blanc immaculé et les eaux turquoise de l'océan Indien, n'y suffirait pas.