Lorsque le train de «rêve» sud-africain, le Rovos, traverse le pays (tout de même près de 3 000 km), se présentent fort heureusement quel ques excursions. Il est certes possible d'envisager un voyage protégé dans cet écrin d'acajou (cela s'appelle du tourisme), mais, dieu merci, il arrive que des sorties soient aménagées, comme des petites fenêtres creusées dans la muraille de cristal.
Il y a bien entendu les grosses bêtes, véritables fortunes des vendeurs de film. Dès que quelque chose marche à quatre pattes, et qui ne soit pas un chien, un chat ou un cheval, on se croirait à un photocase au Festival de Cannes avec son crépitement de sauterelles en émoi. Parfois même, des passagers passent leur voyage derrière leur caméra (ils en ont l'oeil presque carré) comme s'ils interposaient un voile, un tulle hydrophile, une compresse sur un regard absent. Les animaux donc. Ils sont retenus dans de vastes réserves. Elles sont immenses (le parc national Kruger s'étire sur 350 km et couvre ainsi 2 millions d'hectares) et tentent de sauvegarder une partie du patrimoine animalier sud-africain. D'impressionnantes voitures sont aménagées en promenoirs pour rois fainéants (il y a tout, le dais, le chauffeur, les couvertures, il ne nous manque que des couronnes et des galettes). Un jeune homme en tenue paramilitaire fait rugir le moteur, et nous voilà partis à la pêche au frisson. Ça ne tarde pas. Soudain, un cri dans la voiture. Cela donne : «a giraaaafe ! ! !».
Le conducteur pile, c'est effectivement une girafe. La canonnade commence, des pixels par milliers sucent la bestiole. Celle-ci nous regarde désobligée avec sa tête chapotée de deux grosses et courtes antennes (rappelant étrangement les vongole verace). Elle broute son arbre, celui-ci tressaille, fait le dos rond (ce n'est pas son heure). Lorsque le déluge s'apaise, nous repartons. Rien pendant une heure. Pourtant, nous sommes là à scruter les taillis, remuer ciel et terre. Le conducteur en kaki est sous pression. Le public réclame sa dose de canines et d'ivoire, lorsque, informés par un de ses collègues camouflés, nous sommes menés dare dare aux abords d'un taillis.
Il y a là, devant nous, une dizaine de lions allongés sur l'herbe blonde. Dans ce genre de situation, on prie tout bas de repartir à toute blinde. Mais non, rien de cela. Les rois de la jungle nous regardent avec une infinie bienveillance. Cela semble contractuel. On les imagine négociant une clause (un petit touriste de temps en temps), mais, non, il y a un vraisemblablement un accord tacite avec la direction. Nous ne serons donc pas dévorés. Celui qui l'a été, qui a payé pour nous, c'est un zèbre. Du moins, c'est ce qu'on en déduit en voyant un admirable tibia encore gainé de marbrure noir et blanc digne d'une revue de décoration. Tout a été boulotté. Le plus gourmet, ou celui qui n'en a pas eu assez, engouffre son effrayante dentition dans le crâne du zèbre pour suçoter les joues (comme dans le turbot, c'est, il n'a pas tort, la meilleure partie). C'est presque drôle de le voir enfiler ce masque en os, superposant son regard à celui de l'ex-zèbre. Mais, croyez-le bien, on n'a surtout pas envie de rigoler, ni de faire le mariole. Quand le conducteur remet notre char de mi-carême en marche, on sursaute, on voudrait se retirer sur la pointe des pieds, on rêverait même de retourner à la boutique acheter des cartes postales et des ronds de serviette en bois sculpté. Mais non, le camion se rapproche, on est presque dans l'assiette du félin. Celui-ci ne bougera pas ; comme si c'était un figurant. En repartant, lorsque les butlers du train nous attendent en pleine savane avec un plateau de coupes de champagne, on ne sait plus vraiment où l'on est, le monde est à l'envers, même les saisons sont inversées, on se demande même ce qui retient nos souliers au sol. On devrait tomber dans l'abîme.
Du coup, c'est avec soulagement que l'on retrouve le paysage sage comme une image. On remercie le Karoo, entre le Cap et Johannesburg, d'être aussi placide. Il semble tellement lointain qu'on a l'impression que les noms de sommet portent de solides chaussures de marche : le Swartruggens, le Groot Swartberg, le Baviaanskloofberg, le Grootwinterhoekberg (oscillant entre 1 500 m et 2 000 m), les cols sont spectaculaires, le train les avale en couinant devant d'impavides focoïdes, euphorbes et autres aloes ; il y a, paraît-il, des watsonias et même des fynbos, voire des pélargoniums, mais le soleil rasant de ce jour étrange ne délivrait que des silhouettes étranges, raidies dans le contre jour.
Soweto, excusez l'enchaînement, fait également partie des excursions du voyage. Au début, lorsqu'on voit cela inscrit sur le programme de ce groupe de touristes, on sursaute. Vous imaginez la réciproque ? Des Sud-Africains venant visiter nos plaies, nos gros soucis, nos hontes quotidiennes. Pourtant, c'est possible. Au début, on se félicite presque des vitres teintées du bus tant on a honte de nous, pour eux, pour la terre entière. Certes, il y a des petites maisons toutes proprettes (Orlando West, le Beverly Hills local), mais le reste n'est guère joyeux. Ces bidonvilles que la France découvrait chez elle, ébahie, sous les objectifs de «Cinq Colonnes à la une», dans les années 60 (maintenant, on a appris l'art du camouflage), les voici, en 2004, sous nos yeux. De la tôle (cuisante en été, glaciale en hiver), des enfants maigrelets et, bien sûr, on ne verra pas la rude réalité (bientôt des voyagistes s'y essaieront) : gang, malnutrition, sous-éducation, drogue. C'est aussi une façon de faire assumer au monde cette partie qu'elle laissa, pour une majorité d'entre elles, dériver de nombreuses années. Maintenant, les cars de touristes font ronronner leur diesel surpuissant sur Vilakazi Street, l'une des rues les plus célèbres au monde. Elle héberge (hébergea pour Mandela) deux prix Nobel : Nelson Mandela et Desmond Tutu. Avant de descendre, le guide noir, après avoir recommandé l'usage des préservatifs en cas d'échanges sexuels (notre car de seniors marqua un blanc), nous demande de ne pas photographier l'archevêque s'il est dans son jardin. Les lions ont moins de chance.
Pour ceux qui n'auraient pas vraiment compris, la visite du Musée de l'apartheid à Johannesbourg, vous remet vite les idées en place. Dès le départ, les billets d'entrée sont ventilés au hasard en deux catégories (Noir et Blanc). On passe dans des couloirs grillagées, le ton est donné. Le parcours est éprouvant, illustré en images tremblées et honteuses pour l'humanité. On en ressort désobligés, de la taille de fourmis. Le bus boude, il lui faut très vite une rédemption, une trombe d'eau, un hymne vertueux. C'est prévu.
Car, vers la fin du voyage, un grand moment de géographie vous attend. Les chutes de Victoria que les prospectus locaux glissent avec un gentil toupet parmi les merveilles du monde avec le phare d'Alexandrie, les jardins suspendus de Babylone, le temple d'Artémis à Ephèse, le mausolée d'Halicarnasse, la statue de Zeus à Olympie, le colosse de Rhodes, les pyramides de Gizeh.
L'approche est capitale. Si le pilote de l'avion vous demande de regarder sur la droite, ne le faites pas. Car, tout en bas, les Victoria Falls sont là. Surplomber, c'est un peu désobligeant pour un fleuve. Il perd de sa contenance. Un tel traitement est du ressort du micro ondes, des textos, c'est injuste pour un seigneur qui prépare depuis des milliers de kilomètres un fantastique coup de chapeau.
Il faudrait donc rester à terre, au ras de l'eau, accompagner le fleuve. Il se la coule douce. Il file au rythme de petites foulées, lorsque, soudain, l'irréparable surgit. Un instant, il semble hésiter puis pousse un «ach !» de désespoir. C'est trop tard. Il était eau, fleuve-pacha, le voilà transformé en barbe à papa. En écume. Il prie, il supplie de poursuivre, de ne pas être transformé en gouttelettes et atterrir sur le bob d'un touriste. Une quarantaine d'étages plus bas (108 mètres), le cours reprend sa vie.
Pendant que les touristes s'extasient. Précisément, un groupe de Français rejoue une sorte de Loft en vase ouvert ; la vraisemblance est telle qu'on reste fasciné par la trivialité d'une vie appauvrie par l'absence de caméras et de téléviseurs. Pour tout avouer, on m'aurait demandé l'heure que j'aurai répondu en flamand.
Le voyage s'effiloche soudainement, se réduit en vapeur. Il faut prendre garde. C'est précisément à cet instant que vous devrez procéder à un gros travail de cloison, protéger la traversée invraisemblable du Rovos à travers tant de fureur, de violence (partout : paysages, chants, attente), de beauté, cette explosion de couleurs, l'arc-en-ciel zébrant les nuits de Victoria, il y a là-bas un tel message que l'on peut s'en affranchir par cartes postales. De tels voyages vous posent, à votre insu, dans l'humanité. Vous auriez beau éluder, photographier, somnoler, songer que cette contrée va vous traverser les pores de la peau. On ne revient jamais d'Afrique du Sud comme avant.
Carnets de route