Tel un jouet d’enfant, un train de fête foraine lancé dans un décor de film d’aventures, le convoi sinue le long de la falaise. L’environnement est somptueux : à l’ouest, scintillant diamant bleuté, la mer septentrionale de Chine, que la voie surplombe, survole, frôle dangereusement ; au gré des courbes, des criques inconnues se déshabillent au pied de la falaise, laissant le spectateur muet d’admiration.
Sur la centaine de kilomètres qui séparent Hué de Danang, de longues plages de sable fin, encore vierges, forment une sorte de Riviera vietnamienne, au devenir prometteur.
A l’est, fauve sombre et majestueux, semblant guetter sa proie, la chaîne des Truong Son s’étire à l’horizon.
Curieuse, elle finit par rejoindre la mer, comme si elle voulait y boire. De ses 493 m de haut, le col des Nuages la domine. La RN 1 le franchit, la voie ferrée le contourne. Spectacle grandiose, vertigineux, d’une nature verdoyante, entrecoupée de forêts de palmiers, de rizières bien alignées, d’où émergent des chapeaux pointus, des buffles philosophes, chevauchés par des enfants, dans de paisibles rodéos. Le train freine, longe des maisons délabrées dans des hameaux d’où surgissent, au premier arrêt, une nuée d’enfants qui proposent, par les fenêtres ouvertes, de curieuses mixtures : calamar séché, hippocampe à faire macérer dans l’alcool (aphrodisiaque), jus de canne à sucre, enfermé dans un sac en plastique transparent. Voyage au bout de la terre.
Danang, vingt minutes d’arrêt. Port régional, ex-capitale du royaume Cham, dont les ruines se dressent sur des collines avoisinantes, la ville doit sa récente notoriété à la guerre. Les Américains y avaient installé dans les années 60 une base aéroportée, point de départ des bombardiers B 52 qui noyaient la forêt sous les exfoliants.
A trente kilomètres au sud, calé au bord de la rivière Thu Bon, le port d’Hoi An (ex-Faifo) s’éveille dans un écrin d’Histoire. A son apogée, la cité constituait, à l’égal de Macao, une étape pour les navires hollandais, japonais, chinois, portugais qui venaient s’y approvisionner en soie, en étoffes, en porcelaine, en thé, en noix d’arec ou en nacre. Éclipsée par Danang, reliée à la mer par un fleuve de plus en plus ensablé, elle s’est repliée dans son cocon, se préservant des fureurs du XXe siècle. On la redécouvre. En 1999, l’Unesco a classé au patrimoine mondial ses maisons en bois laqué, autrefois propriétés des congrégations chinoises ou de riches familles marchandes. Les touristes asiatiques se font photographier sur le pont couvert japonais, construit au XVIe siècle. Bordant des ruelles enchanteresses, plus de cent tailleurs, d’innombrables galeries d’art, des bars, des restaurants : un air de Saint-Paul-de-Vence.
Sur le pont des chalutiers, les pêcheurs déversent par centaines des poissons gris que des femmes trient à coups de gestes rapides. Le temps s’est arrêté. Sur le flanc des embarcations, des yeux tiennent en respect les esprits. Aux terrasses des restaurants, on sert du cao lau mélange de nouilles plates, de croûtons, de pousses de bambou et de légumes verts, agrémentés de porc émincé , des fruits de mers ou des crevettes cuites à la vapeur.
En sortant de la ville, par un chemin de terre, au milieu des rizières et des bassins, on gagne la plage de Cua Dai. Les complexes hôteliers y fleurissent. Premier d’entre eux, l’Hôtel Victoria borde la plage, telle une gouvernante un lit : au plus serré. Douceur paradisiaque. L’eau de la piscine y est si tiède qu’on doit y déverser des pains de glace ; en fin d’après-midi, les enfants jouent à se laisser glisser dans la mer le long du flanc de Darling, l’éléphant domestique.
Claude , gérant du Victoria Hoi An Resort, collectionne les side-cars. L’Asie, tel un opium, un filtre magique, le possède. Il se berce de sa culture, de son envoûtante et caressante vitalité. Nous partons faire le tour de son domaine. Le fanion du Victoria flotte dans l’air doux. Fureur de vivre.
A Hoi An, du balcon du Tam Tam café, tenu par un Français, nous observons l’agitation ambiante. Devant le bar que vient d’ouvrir un Américain, une moto russe, de marque Minsk, stationne : « Pff », soupire l’amie vietnamienne de Claude , qui nous a rejoints. Elle préfère les japonaises. De ses doigts fins, elle pianote sur son portable. Sa silhouette longiligne, presque une Parisienne croquée par Kiraz, dessine un profil fatal.
Retour à la gare, moderne et sans attrait, de Danang. Le S1 part à 10 h 47. Voiture climatisée, sièges inclinables, haut-parleurs diffusant, alternativement en vietnamien et en anglais, des spots vantant les charmes du pays. Le plateau-repas est compris dans le prix du billet : soupe, riz, haricots frits, poisson à la vapeur.
Peu après le démarrage, le conducteur freine brusquement. Surpris, les passagers voient leurs plateaux se renverser sur leur siège, leurs genoux. Des villageois courent le long de la voie. Les accidents ne sont pas rares. Le train heurte souvent un animal, parfois un piéton.
Une employée remonte le couloir en poussant du pied un carton rempli de bouteilles d’eau minérale qu’elle distribue. Des gens lisent le journal. Le train franchit, au ralenti, une multitude de ponts incertains. Courbés sur leurs parcelles, des paysans bêchent la terre. Des baraques au toit de zinc parsèment la campagne. Parfois, au milieu d’une oasis bordée de palmiers, l’une d’entre elles a des allures de villa.
Tenu en laisse par un gamin, un buffle somnole dans un étang. Sur la RN 1, que la voie longe, des mobylettes font la course avec la locomotive.
Ga Dieu Tri. Une place, au centre de laquelle est érigé le drapeau vietnamien, un chemin de terre. Le bled. A quelques kilomètres de là, Qui Nhon. Une immense traînée de béton fend la ville : l’ancienne piste de l’aéroport américain.
Partie de billard avec Bruno, ex-parachutiste au 17e régiment du génie à Montauban, qui a traîné ses guêtres à Beyrouth, en Centrafrique, avant de se retrouver démineur au Koweït, puis amoureux d’une Thaïlandaise et finalement adjoint manager, au coeur semi-brisé, du magnifique Life Resort. Pourquoi faut-il que les conversations avec les expatriés s’achèvent si souvent par d’amères réflexions sur les femmes ? Impénétrables, trop jolies pour être parfaitement honnêtes, elles hantent les esprits, troublent les corps, fracassent les destins. Confidences sur des passions destructrices.
Bruno ne boit que l’eau, il faut savoir rester sobre. Son parcours l’épate, que serait-il devenu s’il n’avait pas déserté la France ? Un type sans Histoire. L’Hexagone lui semble étriqué avec ses préoccupations de vieille dame, son conservatisme frileux. Quand il y séjourne, les conversations l’ennuient.
Dans un rade de Qui Nhon, sorte de hangar ou tournent quelques ventilateurs, pour quelques centaines de milliers de dongs, nous nous repaissons de crabes, de cigales de mer, de langoustines et de calamars. D’un supermarché voisin, récemment inauguré, jaillissent, en croquant des barquettes à la fraise, deux fillettes brunes que dévore l’Occident.
Le train de nuit, qui mène à Saïgon, démarre avec une heure de retard. Couchette climatisée. Celles du bas sont les plus prisées. Installé sur la mienne, un voyageur, pieds nus, devise tranquillement avec son voisin du dessus.
5 heures du matin. Avenues désertes. De gracieuses silhouettes glissent en silence sur leur vélo. Chaleur déjà lourde. Le Palais de la réunification est endormi, devant l’Opéra un groupe de lève-tôt répète des mouvements de tai-chi. Le taxi emprunte l’ex-rue Catinat, ou dansent les ombres du passé, vers la rivière Saïgon ; dans l’entre-deux-guerres, l’avenue parallèle, large et ombragée, était surnommée les Champs-Elysées. Au Grand Hôtel, le bar s’appelle « des Amis » ; le restaurant « Chez Nous ».
Paris perdu, bienvenue à Ho Chi Minh-Ville. La rue Catinat a été rebaptisée Dong Khoi soulèvement général ; elle mène à la cathédrale Notre-Dame. Le long des travées, dans des niches, des ex voto remercient sainte Anne ou sainte Thérèse. A côté, la poste centrale, avec sa marquise de verre et sa charpente en fer, fut construite à la fin du XIXe. Dessinée sur un mur, une carte, datée de 1936, retrace les frontières d’anciens royaumes.
Motos, vélos, cyclo-pousses envahissent la chaussée. Pour traverser, il faut slalomer comme sur une piste de ski. La ville bourdonne. A la terrasse du Q Bar, au pied de l’hôtel Caravelle, Y., négociatrice en vins, évoque les accidents que provoque cette circulation de plus en plus anarchique : « Les motos chinoises, explique-t-elle, moins chères que les japonaises, mais moins fiables et plus bruyantes, ont envahi le marché. Ici, les familles sont entassées dans des logements minuscules. Alors dès qu’ils le peuvent, les jeunes s’échappent et tournent à moto, comme on tournerait dans son salon. »
« A Saïgon, poursuit-elle, tout change sans arrêt. On n’a pas le temps de s’habituer à un lieu qu’il a déjà été remplacé par un autre. »
Frénésie marchande que les habitants d’Hanoï fustigent avec dédain. Ho Chi Minh-Ville piaffe en attendant de s’enrichir. Le long des rues, on trouve toujours quelque chose à vendre, à négocier. Les marchés regorgent de victuailles, de produits made in China contrefaçons grossières , les boutiques d’artisanat fleurissent. Des ouvriers s’affairent sur des échafaudages, des gratte-ciel poussent comme du riz, sur Le Loi, large avenue transversale, des affiches géantes vantent des marques de bière.
Au milieu des fumées d’encens, dans des pagodes bigarrées, on vénère des divinités grimaçantes. D’autres fumées, de souvenirs en cendres, hantent les palaces, rénovés comme des cuisines, qui bordent le quartier de Dong Khoi. De la terrasse du Continental, Malraux observait « le bref soir qui tombait sur les caroubiers, sur les victorias qui se croisaient rue Catinat » ; Bodard prenait l’apéritif, Graham Greene y acheva Un Américain bien tranquille. Des correspondants de guerre, des belles de nuit, des espions, des trafiquants divers naviguaient entre les bars du Rex, du Caravelle, du Majestic. Sur le toit en terrasse du Rex, les cocktails Saigon Beauty, B 52, Moulin Rouge frappent comme des bombes.
A quelques minutes de là, dans sa villa au bord de la rivière, Youri reçoit des amis français. Trentenaires, ils ont débarqué au Vietnam il y a une dizaine d’années pour y chercher l’aventure, la fortune, l’exotisme. Ils se sont lancés dans les affaires, ont importé des générateurs, négocié du vin, exporté du mobilier de jardin. Ils ont connu des déboires, des associations malheureuses. Un certain désabusement perce dans leurs conversations.
Mais ils ont vécu. Youri va se marier avec une ravissante Vietnamienne, douce et décidée. On boit du vin rouge de Provence, puis d’Argentine, pour célébrer l’événement. Un morceau d’Aznavour passe en boucle. Un peu plus tard, Lê Hung, présentateur à la télévision vietnamienne d’un bulletin en français, vient nous saluer. Il rentre de France. Il y a rencontré des témoins de l’époque de Dien Bien Phu, dont Madeleine Riffaud, ancienne journaliste à L’Humanité, proche d’Ho Chi Minh ; elle l’a reçu dans son salon, entre des oeuvres d’Eluard et de Picasso, et il en est encore ébloui.
Ho Chi Minh-Ville se couche tôt, s’assoupit peu après minuit. A moto ou à cyclo, des chauffeurs frappent des mains pour héler les derniers touristes en quête de sensations. A la terrasse du Caravelle, dont un vent doux fait frissonner la végétation, Miss Saigon cocktail exotique danse dans les imaginations.