Le lac Titicaca marque la frontière entre le Pérou et la Bolivie. On le rejoint en train à travers l'Altiplano. Là, on est non seulement très haut, mais aussi très loin de ce qu'on appelle la civilisation. Et l'on rêve parfois d'une vie de gardien de troupeau de lamas, à des altitudes qui rendent philosophe...
De Cuzco à Puno, vers le lac Titicaca, il faut presque une journée de train. Embarquement à l'aube, juste le temps de voir le marché, adossé à la gare, commencer à s'animer. Tout à l'heure, les étals de fruits et de tissus jetteront des taches multicolores sous le soleil andin.
Un train comme on les aime, tout en bois à l'intérieur, avec de gros fauteuils dans lesquels on s'installe comme au coin de l'âtre, un wagon-salon ouvrant sur l'extérieur où l'on va venir lire, deviser et rêvasser, quelques compagnons de route de bon aloi qui prennent le temps de perdre du temps, un service discret et diligent, efficace sans être pesant... La locomotive monte en pente douce, ahanant de temps à autre, lâchant de joyeux coups de sirène à intervalles réguliers, et parfois une épaisse fumée noire que l'atmosphère bleue avale en s'en riant. On entre sur l'Altiplano, hauts et vastes plateaux qui prennent sur la fin des airs de pampa. A mesure que l'on monte, la montagne s'éloigne comme à regret, l'oxygène aussi. On croise des gardiennes de troupeaux de lamas blancs ou d'alpagas tissant des châles sur leur petit métier. Personne à dix kilomètres à la ronde. Les gentils utopistes du village planétaire ont du mal à admettre que la mondialisation ne touchera jamais les trois quarts de l'humanité, malgré la télé et le portable. Pas plus ici qu'au fond du Yunnan, du Sahel ou du Bhoutan. Ne serait-ce que pour préserver la douce oisiveté à laquelle sont habitués tant de peuples. Dans la petite gare nichée à 4 300 mètres où le train fait une brève halte, les femmes, qui n'arborent déjà plus le même chapeau qu'à Cuzco, vendent de beaux et soyeux lainages, tandis que les hommes, accroupis depuis des siècles au bord de la voie ferrée, regardent dans le vide en tirant sur leur pipe.
Les cancres en géographie n'ont rien retenu sauf le nom du Titicaca, le plus grand lac d'altitude au monde. Le train dépose ses passagers à Puno. On peut poursuivre jusqu'à Arequipa, par où transitaient les produits des mines d'argent de Bolivie avant d'être embarqués pour l'Espagne. Combien de galions lourdement chargés ont cinglé vers Cadix! Il y a longtemps qu'il n'y a plus ni or ni argent. L'Espagne a asséché le continent en deux siècles, puis s'en est désintéressée.
Inutile de s'y attarder. Le délicat XXe siècle y a laissé, là comme partout, des cahutes en tôle, en béton et en parpaing, après avoir fait table rase des vestiges coloniaux et des huttes indiennes. Quelques enfants, comme ailleurs, font la manche, avec une culture politique étonnante. «Jacques Chirac! Sarkozy! Hollande!», crient-ils en apercevant des Français. Ils connaissent aussi Merkel et Rajoy, mais quand on leur demande le nom du chef de l'exécutif américain, le ton est moins jovial...
Le Titicaca est une immense mer argentée qui se confond avec le ciel. Selon la légende, c'est de ce lac sacré que viendraient les Incas. Sur de nombreuses îles flottantes, faites avec les roseaux du lac, vivent des Indiens Uros. En voici une de cinq cents mètres carrés où cohabitent une quinzaine de familles. Le chef de village présente ses deux filles. L'aînée étudie l'informatique à Puno et veut vivre en ville. Le père la regarde amusé, l'air de dire il faut que jeunesse se passe...
Un jour, Dieu s'est arrêté à Taquile et a décidé d'y passer quelque temps. L'île est vaste, baignant dans un silence apaisé. Elle offre sur ses sentiers de chèvres des senteurs et des panoramas grecs. Jusqu'aux arbres, qui ont de vagues airs de cyprès. Il faut, pour rejoindre le village, gravir des chemins empierrés où l'on croise des petites filles rieuses et des hommes tricotant avec la gravité de moines copistes. L'endroit incite à la rêverie. A 4 000 mètres, on tutoie le ciel sans se demander s'il est vide: l'angoisse métaphysique est une maladie de basse terre. La population, réputée pour la qualité de ses tissages, est très pieuse. La messe du dimanche matin, dans la petite église à l'autel bleu, toute chamarrée et recueillie, baigne dans une ferveur primitive. Le jeune prêtre lit l'Evangile en espagnol puis en quechua. Dieu n'est pas reparti de Taquile. Il a trouvé les Indiens pauvres. Il ne les a pas enrichis. A quoi bon?
La route qui mène vers la Bolivie voisine s'enfonce dans un no man's land lunaire. Ici, nul vestige espagnol: il n'y avait rien à piller. La petite ville de Copacabana marque la frontière. C'est la vierge locale, copiée par des admirateurs brésiliens, qui a donné son nom au quartier et à la plage de Rio. L'hôtel somnole au bord du lac. Le réceptionniste-serveur met une demi-heure à remplir la fiche et sert nonchalamment un repas à menu unique après avoir réveillé le cuisinier. Un car de Russes débarque inopinément, qui ne parlent pas un traître mot d'espagnol: que viennent-ils faire ici? Le pays est aussi vide et désolé que leur Sibérie... Ce soir, c'est la fête du Seigneur de la Croix. Les habitants vont à confesse et suivent dévotement la procession avant de se saouler consciencieusement toute la nuit et de détrousser les quelques imprudents qui s'aventurent dans les rues adjacentes à la grand-place. Les Andes restent un monde de violence sourde. Au printemps, le maire de la ville d'Ilave s'est fait massacrer par ses administrés qui lui reprochaient sa gestion et son entêtement à conserver son mandat. Ils l'ont remercié de la façon la plus expéditive qui soit. On s'en est ému à Lima, la police est intervenue, et tout est rentré dans l'ordre...
Le poste frontière, comme beaucoup de ses semblables, est mélancolique. Hormis les coups de tampon, il ne se passe jamais rien. Gardien de phare et douanier des Andes, même combat: un face-à-face avec soi-même. Il faut une grande richesse intérieure ou l'esprit totalement vide: les deux mamelles de la sagesse. Des Indiennes à chapeau melon et aux amples jupes – certaines en mettent jusqu'à six les unes sur les autres – vendent des colifichets aux rares touristes.
La Bolivie est le pays le plus pauvre d'Amérique du Sud avec l'un des niveaux de vie les plus bas du monde. Le salaire moyen n'atteint pas 100 dollars par mois.
La Paz est une ville d'Indiens. Haut perchée (4 200 mètres), effervescente, polluée, bruyante, laide comme ces villes du tiers-monde qui ont poussé trop vite, mais l'artisanat bolivien est réputé à juste titre comme l'un des plus beaux d'Amérique latine. Dans le quartier de San Francisco, ce n'est que chatoiement de tissus multicolores aux tissages d'une finesse exceptionnelle. On retrouve là tout le savoir-faire des peuples préincaïques qui ont maintenu vivace leur science du textile.
Sur la plaza Murillo, des mineurs manifestent en silence devant la cathédrale. Certains viendront bientôt rejoindre les bataillons de chômeurs qui offrent leurs services dans la rue, une petite pancarte posée près de leur sac indiquant leur spécialité: plombier, électricien... Certaines rues du centre-ville sont envahies par ces humbles demandeurs d'emploi, qui forment une procession de misère résignée. Nul doute que dimanche dernier, appelés à voter pour ou contre la privatisation des gisements de gaz, ils ont choisi de garder cette précieuse manne: la seule richesse d'un pays qui compte 60 % de pauvres. L'année dernière, l'ex-président du pays est tombé sur cette affaire: ce ne sont plus les coups d'Etat militaires qui renversent les dirigeants en Bolivie (près d'un par an en moyenne depuis sa naissance): c'est le gaz...
Pour dormir, je vous recommende l'auberge de jeunesse suivante:
LUCKY YOUR HOUSE Auberge de jeunesse | Avenida Titicaca 144, Puno, Pérou 00 51