Le 15 novembre 1533, Francisco Pizarro, à la tête de 63 cavaliers et de 200 fantassins, entre à Cuzco, capitale mythique de l'empire inca. Un seul but les anime : se remplir les poches. Sur la route, ils ont décapité Atahualpa, le dernier fils du Soleil, et raflé tout l'or qu'ils pouvaient. Dans son récit de voyage, Pedro Pizarro, le cousin du conquistador, seul témoin direct de l'expédition, obsédé comme les autres par la soif de l'or, ne dit pas un mot des paysages, de la faune ou des conditions climatiques : ce ne sont que rapines, embuscades, trahisons, massacres, viols... Les Espagnols ne sont pas déçus : le Pérou est bien l'Eldorado dont ils rêvaient. «Dès notre arrivée à Cuzco, écrit Pedro, nous avons été impressionnés par ses innombrables richesses, par la quantité d'entrepôts remplis de mobilier, de vivres, de coca, et surtout de vêtements, des plus simples aux plus délicats... Il y avait aussi des brodequins d'or comme en portent les femmes. Et des langoustes d'or, pareilles à celles que produit la mer, et des coupes d'or, et, sculptés dans l'or brut, des oiseaux, des couleuvres, des araignées, des lézards, bref toutes les petites bêtes qu'ils connaissaient, taillées dans la masse... Un jour, j'ai entendu de la bouche de deux ou trois Indiens qu'un des leurs avait confié à un des serviteurs du marquis qu'il y avait à Vilcaconga une grotte où Huascar avait mis à l'abri mille chargements de lambris d'or destinés à sa maison... (1)»
Il y a longtemps qu'il n'y a plus d'or à Cuzco, mais le «nombril du monde» (en quechua, la langue des Incas) est toujours une cité magique. Les Espagnols se sont politiquement conduits comme des brutes mais culturellement comme des princes. Ils ont élevé à l'emplacement de la capitale inca une ville au charme colonial irrésistible. Ce ne sont que maisons à balcons, couvents, ruelles pavées, églises au baroque flamboyant, enserrés au coeur d'un cirque andin hérissé de grands eucalyptus. Le site attire de nombreux Péruviens, qui ne jurent que par la côte, ou par Cuzco. Bientôt, ce sera le Saint-Tropez des Andes. Le pisco (marc de raisin, sirop de canne à sucre, citron vert et blanc d'oeuf) coule à flots. Le tourisme reste encore raisonnable : Européens d'âge respectable venus gravir la montagne et s'extasier devant les sites sacrés du Soleil, post-hippies américains ou israéliens en quête de petits paradis artificiels (la coca ou le cactus hallucinogène). La ville vit sa movida. La nuit se prolonge jusqu'à l'aube dans les innombrables bars qui résonnent de jazz, de rock, de pop, de samba, de flûte indienne... L'artisanat y est vivant et coloré, surtout le textile, à croire que tous les lamas, alpagas et vigognes des Andes ont été tondus. Peintres, potiers, musiciens, écrivains, photographes, artistes en tous genres sont venus se refugier ici, trouvant dans la culture indienne une source d'inspiration jamais tarie. Témoin Pablo Seminario, céramiste réputé, qui, après avoir étudié les nombreuses cultures préincas, en a tiré un parti au modernisme étonnant. Dans sa vaste maison-atelier où s'affairent une vingtaine d'employés que sa femme et lui ont formés, un nouvel art andin prend forme, nourri de traditions millénaires.
Les Indiens ressemblent à des caricatures d'Indiens. Petits, cuivrés, chapeautés, ils offrent à l'étranger un visage impassible et lointain. Ruminent-ils les malheurs du peuple inca, que les conquistadors massacrèrent sans vergogne, ou planent-ils dans des sphères inaccessibles au commun des mortels en invoquant Inti, le dieu Soleil ? Leur dénuement, proche de la misère, ne leur a pas ôté une dignité ancestrale rehaussée par leur costume traditionnel. Les femmes ont dans les yeux une douceur résignée. Elles portent dans leur manta – poncho roulé en sac à dos – des balluchons ou des bébés. Alena, petite mère de famille de 26 ans qui en fait 14, a marché quatre heures ce matin avec ses deux bambins pour grappiller quelques sols auprès des touristes. Elle vit chez sa mère dans la montagne après avoir quitté un mari qui buvait et la battait, mais son sourire ne quémande aucune pitié. Des hommes, qui mâchent en permanence la feuille de coca pour tromper la faim et l'ennui, on devine, avant même de les aborder, qu'on n'obtiendra rien. Tintin et le capitaine Haddock en font l'expérience dans Le Temple du soleil. A la recherche du professeur Tournesol, enlevé par les derniers descendants d'Atahualpa, ils s'entendent répondre invariablement : «No sé !» Cette loi du silence n'est pas une invention d'Hergé : dans son roman Lituma dans les Andes, Mario Vargas Llosa la signale aussi : «Le Pérou ! Il y était : immense, mystérieux, vert-de-gris, très pauvre, très riche, antique, hermétique. C'était ce paysage lunaire et les visages cuivrés, revêches, des femmes et des hommes qui les entouraient. Impénétrables, vraiment.» La tradition prétend que les Indiens refusent de se laisser photographier de peur qu'on leur vole leur âme. Mais la tradition, comme toujours, fait le gros dos devant un billet. On peut les photographier pour un dollar. C'est le prix de leur âme... Nantis de cette maigre obole, ils vont au marché acheter un foetus de lama séché qu'on enterre sous la maison pour porter chance à ses occupants...
Cette marchandisation navre les Péruviens attachés à la préservation de cette région chargée d'une si vieille culture. Palao est venu se réfugier dans la Vallée sacrée des Incas il y a une vingtaine d'années. Peintre tourmenté au beau visage de prophète, grand lecteur d'Esope dont il prise la sagesse, délaissant les femmes qui l'ont trop fait souffrir pour la compagnie des oiseaux qui peuplent sa solitude, trouvant que la vie est décidément bien longue, il contemple, de sa maison aux mille pépiements, les cimes andines du désespoir. Il a naguère été emprisonné à Lima pour ses sympathies communistes. En Amérique du Sud, tout utopiste s'est un jour ou l'autre tourné vers le communisme. Ecoutons Curzio Malaparte évoquant Pablo Neruda : «Je ne suis pas communiste. Pourtant, si j'étais poète chilien, je le serais, comme l'est Pablo Neruda. Là-bas, il faut prendre parti : pour le clan des Cadillac ou pour les gens sans école et sans souliers.» C'était dans les années 60. Mais à Lima, comme à La Paz, Caracas, Mexico ou Bogota, les Cadillac croisent toujours des va-nu-pieds...
Il y a longtemps que Palao a renoncé à tout engagement politique. La cause qu'il défend est plus urgente encore. «L'invasion espagnole a été terrible, mais le conquérant a aussi beaucoup apporté à cette terre. L'invasion touristique qui a commencé n'apportera rien, elle. Elle fera régresser cette culture. Elle altérera sans reconstruire. Peut-être le rôle de l'artiste n'est-il au fond qu'apporter un témoignage de son temps, d'une époque qui sera demain révolue...» Maria, l'une de ses amies, acquiesce. Elle a connu le Cuzco des années 80, quand les maisons étaient encore habitées : aujourd'hui, ce sont toutes des commerces. Artiste elle aussi, elle a fait les 400 coups dans sa jeunesse, mais dans son Cuzco d'amitiés et de fêtes, il flotte aujourd'hui, dit-elle, un air de Sodome et Gomorrhe. Mais quand même : elle veut y finir ses jours...
Pourtant, que la montagne andine est belle ! Sans même l'avoir jamais vue, on la reconnaît au premier coup d'oeil : des sommets pointus et verdoyants qui surgissent sans crier gare derrière les contreforts, des à-pics bleutés qui se précipitent dans de larges vallées, des gorges luxuriantes, des neiges éternelles chatoyant sous le soleil, une majesté accueillante... Le petit train qui part vers le nord en direction du Machu Picchu serpente vers les hauteurs. On y sert le traditionnel maté de coca, à l'amertume épaisse, censé combattre le mal d'altitude. On peut prendre le train de luxe, qui joue à l'Orient-Express, plein d'Américains d'âge avancé qui ont réussi dans la vie, ou le train des touristes, bon enfant, ou encore, avec un peu de persévérance, le train des locaux, plus fruste. Il y a trois mois, un glissement de terrain, dû aux pluies torrentielles qui s'abattent sur la région pendant l'été, a momentanément interrompu la ligne. Le président du Pérou, inquiet des répercussions sur le tourisme, s'est rendu lui-même sur place, et la ligne a été rétablie en un temps record. A plus de 3 000 mètres, le train s'enfonce dans des gorges et monte très progressivement. Çà et là, des ruines de temples et de forts. Les Péruviens amoureux de cette région l'aiment aussi pour son souffle mystique. Comme les Incas. Le peuple qui a bâti le plus grand empire précolombien, qui s'étendait de la Colombie au nord de l'Argentine, n'était pas le plus raffiné du continent. Bien des nations qu'il a conquises faisaient preuve d'une plus grande créativité artistique. Mais ce peuple guerrier, bâtisseur et religieux, avait le génie de l'organisation et un sens pratique aigu. Sur les anciens lieux de culte de ses vassaux, il a édifié ses propres temples et mausolées, comme l'Espagnol le fera avec lui. Eternelle histoire des conversions... On descend au terminus et c'est en car, sur des lacets à donner le vertige, que l'on rejoint le site de Machu Picchu.
L'endroit a curieusement connu le même sort que le site d'Angkor au Cambodge, dont il est d'ailleurs à peu près contemporain : déserté et abandonné sans qu'on sache vraiment pourquoi, enfoui sous la végétation de l'oubli, redécouvert au début du siècle dernier par un archéologue américain, on ne sait pas trop ce qu'il était : une ville, un temple, un sanctuaire ? Est-il besoin de prendre un guide ? Chacun y va de son interprétation... Mieux vaut déambuler au hasard dans le dédale des ruelles, au pied de gouffres vertigineux, en admirant le génie bâtisseur des Incas et en imaginant prêtres, vestales et sacrifiés, qui avaient au moins la satisfaction de rendre l'âme dans un lieu divin. Même les touristes américains, intarissablement bavards dès l'aube, restent sans voix...
On aurait presque envie de parodier cette pimbêche de Mme de Sévigné apprenant à son cousin les noces de M. de Lauzun avec la Grande Mademoiselle : «Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusque aujourd'hui, la plus brillante, la plus digne d'en vie...» Entre les pâmoisons de la marquise et la poésie de Pablo Neruda(voir encadré), il n'y a rien pour décrire Machu Picchu.
(1) Récit de la découverte et de la conquête des royaumes du Pérou, Pedro Pizarro, Editions du Félin.
Lire aussi Les Incas, peuple du Soleil, Carmen Bernand, Editions Découvertes Gallimard.