Ici, pas de particularisme, juste le plaisir de vivre et de défier... Barcelone
C'est une très antique cité qui ne jure que par le XXIe siècle. Une ville construite sur un fleuve à sec : le Turia, dont on a détourné le cours et transformé le lit en promenade. C'est un port qui tourne le dos à la mer et regarde vers la huerta, cette riche plaine maraîchère qui de tout temps assura sa prospérité et frappa d'admiration les voyageurs : « Le plus beau jardin du monde », s'écria le cardinal de Retz. C'est une ville narcissique et ouverte. Moins sophistiquée que Séville. Moins raisonnable que Barcelone. Ni du sud, ni du nord : de l'est. Du Levant.
C'est une ville travailleuse et insomniaque. Dans la journée, le vieux quartier du Carmen semble à l'abandon. Chacun est à ses affaires. Mais aux beaux jours, c'est-à-dire neuf mois par an, aux alentours de minuit, 100 000 personnes envahissent places et ruelles autour de la calle Caballeros pour danser, boire, parler et parler encore jusqu'à l'aube. De toute la région, on vient à Valence faire la « route de la morue ». Nulle part on ne ressent davantage cette impression que donnent les Espagnols de vivre plus de vingt-quatre heures par jour.
C'est une ville romaine, musulmane, chrétienne, gothique, baroque, moderniste, avant-gardiste. Comme un ouvrage constamment repris, elle semble n'avoir pas encore trouvé sa forme définitive. A l'image de sa cathédrale puzzle : cinq siècles de travaux y ont déposé leurs sédiments d'architecture, là même où s'élevait l'ancienne grande mosquée, et avant elle un temple romain.
C'est une ville chaotique et soignée. Déglinguée et pimpante. Habitée par son passé (chacun vous parle avec orgueil du siècle d'or valencien : c'était au XVe siècle, c'était hier) et toquée de modernité. Barcelone a eu les JO. Séville, l'Expo universelle. Valence n'a pas voulu être en reste. En quelques années, elle s'est dotée d'un palais des Congrès (oeuvre de Norman Foster), d'un institut d'Art moderne, d'un palais de la Musique à l'acoustique impeccable - l'architecture, inspirée du Crystal Palace de Londres, est de Ricardo Bofill. Dans le cloître du Carmen et l'ancien grenier à blé de l'époque musulmane, dans les arsenaux royaux et les bâtiments de l'université, partout on a ouvert musées, salles d'exposition ou de conférences. Les festivals succèdent aux festivals.
Car Valence a un projet, : retrouver un rayonnement en rapport avec son rang de troisième ville d'Espagne (760 000 habitants), ancienne capitale du royaume de Valence, grande cité marchande de la Renaissance. Plus prosaïquement : attirer les manifestations internationales de prestige - et retenir quelques jours les hordes touristiques qui se ruent vers les plages surpeuplées de la côte alicantine. Elle a une ambition secrète : rivaliser avec sa puissante voisine du nord, Barcelone l'industrieuse, toujours enviée, jalousée, moquée. « A Barcelone, ils gagnent beaucoup d'argent, mais ils ne savent pas le dépenser. Nous aussi, on sait faire des affaires, mais en plus, on a un art de vivre »
La rivalité entre villes, plus encore qu'entre régions, est l'un des plus puissants moteurs du dynamisme actuel de l'Espagne. Valenciens et Catalans sont cousins, parlent à peu près la même langue, qu'on appelle catalan ici et valencien là. Mais autant le nationalisme catalan est ombrageux, méfiant envers tout ce qui vient de Madrid, autant le particularisme valencien est souple. Ici, la double identité se vit sans tourment. Le bilinguisme, sans conflit. C'est en castillan que l'on chante l'hymne valencien, qui commence par : « Pour la plus grande gloire de l'Espagne... » « La bourgeoisie catalane était surtout industrielle ; elle s'est servie du catalanisme comme d'une barrière pour protéger ses intérêts, explique l'historienne Isabel Morant. Tandis que la bourgeoisie valencienne était négociante, donc libre-échangiste et soucieuse de maintenir de bonnes relations avec Madrid. »
Emblème de cette vocation commerciale, le port - le premier d'Espagne pour le transport des marchandises - a été réaménagé. Promenez-vous dans le centre historique, le « casque antique » dévasté par une inondation en 1957 : ici un palais gothique récemment restauré, là un taudis qui menace ruine. Portes ouvrant sur le vide, façades tenues par des étais. Et soudain, au détour d'une venelle, un jardinet planté de palmiers. D'ici quelques années, promet-on à la mairie, le Vieux-Valence aura été entièrement rénové. Trop peut-être...
Mais cela n'est rien encore. L'orgueil de la ville, c'est à la Cité des Arts et des Sciences qu'on peut en prendre la mesure. Un palais des Arts, un musée des Sciences, une salle de cinéma Imax et un centre océanographique. Rien est impossible à Valence, dès lors qu'elle a retrouvé le sentiment qui fit sa grandeur, l'« autoestima ».