Entre Chaiten et O'Higgins, la "Carretera austral" travers la Patagonie occidentale, une terre pratiquement vierge, dernier mystère du Chili.
Il pleut. L'eau ruisselle sur la route caillouteuse et coule en cascade dans les fossés. La ténébreuse forêt vierge dégouline d’humidité. Une brume persistante s’accroche au sommet des arbres géants. Gris sale du ciel, vert luisant du végétal, ocre boueux de la piste et 10° C au thermomètre. L’habitacle du 4 x 4 se fait cocon, ultime protection du voyageur qui a largué les amarres. En route sur celle qu’on appelle la Carretera austral (route australe). Sur le flanc ouest de la cordillère des Andes, elle relie Chaiten à O’Higgins, dans le nord de la Patagonie chilienne, à travers l’Aisen, un désert humain plus de deux fois grand comme la Suisse (107 153 km2) et moins peuplé qu’une préfecture (100 000 habitants), même pas une âme au kilomètre carré.
Décidée par le général Pinochet en 1976 pour soustraire de l’influence argentine (1) un pan entier (14 %) du territoire chilien, cette piste se joue des obstacles. Vingt-trois ans de travaux titanesques ont été nécessaires pour entailler les montagnes, traverser l’impénétrable forêt, contourner le labyrinthe aquatique d’une côte ciselée de fjords battus par les vagues gris acier du Pacifique.
Le tronçon entre Chaiten et Coihaique fut inauguré en 1982, mais ce n’est qu’en 1999 que la route a touché O’Higgins, le terminus. Mille kilomètres pour rompre l’isolement. Aujourd’hui, le chantier continue et lisse son ruban de bitume. Des bulldozers bourdonnent dans la glaise pour élargir et aplanir. A raison d’une centaine de kilomètres par an, Puyuhuapi sera peut-être atteinte un jour.
L’aventure ne consiste pas à suivre cette route, finalement très praticable en dépit de sa rugosité et de quelques passages délicats. Point n’est besoin de partir avec des rations de survie ou des équipements spéciaux. Tout juste faut-il prévoir un solide 4 x 4 et quelques jerricans d’essence car il n’y a pas de pompes.
Le frisson vient du silence et de la force tellurique des lieux. Les crêtes enneigées, les fjords immobiles vastes comme des mers intérieures, la lumière bleutée, les glaciers suspendus entre ciel et vallées, les pluies lancinantes, le vent persistant ensorcellent les quelques voyageurs qui s’aventurent dans cette contrée. « Qui ne connaît pas la forêt chilienne ne connaît pas notre planète. C’est de ces terres, de cette boue, de ce silence que je suis parti cheminer et chanter à travers le monde », écrivait Pablo Neruda en prélude à son Chant général (1950, édité en français chez Gallimard en 1977).
Le voyage est ici source d’inspiration. Daniel Munoz, 35 ans, né à Coihaique, parisien pendant une dizaine d’années, de retour au pays depuis peu et guide de pêche à la mouche, le dit à sa façon « ici la réalité n’est pas celle du reste du monde ». La géographie en a décidé ainsi.
Un chaos d’îles et d’îlots fragmente la côte et une jungle impénétrable prolifère sur la terre ferme. Au XVIIe siècle, considérant qu’il était impossible de s’y installer, les Espagnols renoncèrent à poursuivre l’exploration de ces rivages où seuls quelques communautés indiennes de pêcheurs arrivaient à survivre. Longtemps terra incognita de l’Etat chilien occupé à peupler les régions de Chiloé un peu plus au nord et celles du détroit de Magellan à l’extrême sud, les plateaux de l’Aisen ne furent colonisés qu’au début du XXe siècle. Le flanc ouest de la cordillère, plus sauvage, le fut encore après.
La province acquiert une existence administrative en 1937. Capitale : Cohayque où vit plus de la moitié de la population de la région (65 000 habitants). Un bourg digne du far-west, chaleur en moins, organisé autour d’une place pentagonale d’où partent des avenues rectilignes. Soigneusement alignées, pressées les unes contre les autres, les maisonnettes en lattes de bois peintes, rose, vert ou jaune, sont coiffées de toits certes en tôle ondulée, mais toujours assorties à leur façade. Le tout est posé sur cales tels des mobil-homes en gardiennage. Entre deux averses, le soleil fait des apparitions remarquées. Les 4 x 4 font le plein. Hommes et femmes tombent vestes de laine polaire et casquettes à oreillettes dans les pubs aux chaises tapissées de peaux de vache. Le vent a tanné les visages. On se raconte des histoires à dormir debout dans un espagnol venu du froid : plus lent, plus mélodieux, un peu rauque. L’un a calculé « qu’il y aurait un déficit de population en 2020 à cause de l’homosexualité galopante ». L’autre affirme « qu’après avoir copieusement engueulé son pommier stérile, celui-ci lui a donné sept fruits ». Avant de prendre la route, il y a encore la mule qui crache ses noyaux de pêche, les complots de la CIA, les paris stupides, les parties de billard...
Direction Puyuhuapi. Deux cents cinquante kilomètres au nord, par la Carretera Austral, sur l’un des tronçons les plus isolés. Deux cents cinquante kilomètres, donc, à travers un pipe-line végétal et la pluie qui, régulièrement, bat le rappel. A côté des classiques mélèzes, les fougères grimpent jusqu’à trois mètres de hauteur, les bambous flirtent avec les premières branches des langas qui, ici, montent communément jusqu’à trente mètres. Partout la gunnera, sorte de rhubarbe géante, déploie ses feuilles poilues de deux mètres d’envergure. Sans oublier les fuchsias sauvages, ni les calfats dont la baie acidulée mûrit en février.
Des trouées offrent des images fantastiques : l’immensité grise et vide d’un bras de mer, un glacier suspendu au sommet d’une falaise (le Ventisquero dans le parc national de Queulat) d’où fuient de minces chutes d’eau, un bus boueux et trapu aux trois quarts vide assurant, un jour sur deux seulement, la liaison entre Cohayque et La Junta et, au bout du chemin, Puyuhuapi. Huit cents habitants bien comptés, des moutons trempés, des casemates de pêcheurs, quatre imposants chalets bavarois (!) et un site majestueux.
« En 1935, inquiets de la politique du IIIe Reich, mon père et trois de ses amis, tous Allemands de Tchécoslovaquie, sont venus en éclaireurs. Puis, d’autres familles ont suivi », raconte Luisa Ludwig. « Ils ont mis trois jours depuis Puerto Montt pour arriver. Il n’y avait personne mille lieux à la ronde, mais encouragés par les récits enthousiastes de l’explorateur Hans Steffen et séduit par la paix absolue des lieux, ils sont restés. » La Seconde Guerre mondiale a bousculé les projets. Personne d’autre n’a pu s’expatrier et nos quatre pionniers sont restés solitaires. Ils ont défriché, créé une pêcherie et une exploitation agricole prospère. Et puis l’aventure a volé en éclats en 1971 lorsque le gouvernement Allende a exproprié les grands propriétaires terriens. Les familles se sont dispersées. Certains sont retournés en Europe, d’autres aux États-Unis. Quelques-uns sont revenus, irrémédiablement attachés à ce bout de terre d’exil.
Les pères fondateurs disparus, Luisa, la cinquantaine robuste, l’oeil pétillant et l’amour de ce coin de terre chevillé au corps, est aujourd’hui la mémoire de cette aventure dont il reste quelques témoignages : l’atelier de tissage réputé pour la qualité de ses tapis créé en 1948 par Walther Hopperdietzel, l’un des quatre fondateurs, aujourd’hui géré par l’un de ses petits-fils, les descendants de familles chilotes venus avec les « colons » qui vivotent de la pêche, quatre grands chalets colorés sortis d’ailleurs et le sentiment d’être parvenu au bout du monde. « C’est un territoire paisible loin de la fureur actuelle. La capitale du monde nouveau sera ici. » Luisa Ludwig en est convaincue. Ivre d’immensité, on est prêt à la croire.
(1) A l’époque, les seules liaisons terrestres existantes suivaient les vallées andines orientées est-ouest vers l’Argentine.