Vus de loin sous le soleil étouffant de midi, alors que les ondes de chaleur font trembloter un horizon devenu pâle, les îlots de l'archipel thaïlandais de Trang n'ont pas fière allure. Ils tentent bien de se voiler dans leur manteau de végétation, mais leur malheur est trop évident. Tout les accable sous ces tropiques: la pluie, qui tombe dru en saison, s'allie au vent, à l'acidité des fientes d'oiseaux et aux racines pour attaquer la roche. La mer, surtout, rabote ses pieds. Méthodiquement, elle en grignote un bon mètre tous les cinq mille ans et, à force, ces gros pains de calcaire finissent un jour par s'effondrer lamentablement sous un modeste coup de tabac. Nés de l'eau, ils y retournent, en lambeaux, par l'érosion.
Lorsqu'on les approche, ces îlots perdus dans la mer d'Andaman font forte impression: on les voit se transformer insensiblement en un archipel de forteresses minérales aussi spectaculaires que martiales. Comment expliquer que pareils monstres abrupts puissent exercer un tel charme? En vérité, tous les marins vous le diront, il faut se méfier de cette région de l'océan Indien. On y entre insouciant et, charmé par l'écrasante beauté, on perd tout discernement. Le malheur, ou la révélation, n'est alors plus très loin..
C'est donc fort logiquement ici que le cinéma place le Malin. Entre Trang et Phuket, James Bond est ainsi venu deux fois lui faire un sort et Leonardo DiCaprio y a cherché son Graal(voir plus haut), en fait un sanglant purgatoire. Alex Garland, l'auteur du roman qui inspira le film La Plage, l'avait pourtant bien écrit: la nature vraiment sauvage est d'autant plus perverse qu'elle connaît l'avidité que nous lui portons et notre faiblesse face à elle. Grand voyageur, il connaissait son affaire. En situant son histoire dans l'archipel de Trang, il a révélé la nature prodigieusement sauvage de cette région de l'Asie.
Les îles de toute taille qui s'y égrènent sont pour la plupart inaccessibles, trop escarpées: il est difficile ou dangereux d'y débarquer. Seules les plus grandes, comme Ko Phi Phi Le, sont ourlées de plages immenses facilement aménageables pour les touristes. Les autres demeurent vierges. Les plantes qui les recouvrent sont celles qui les ont envahies il y a 18 000 ans. Les animaux y vivent comme au premier jour. L'écosystème fonctionne sans interférences humaines. Il est ce que nous cherchons tous, une nature à peu près préservée.
Pour s'en convaincre, il faut y aller en voilier. Assis dans le vent, les pains de calcaire défilent alors calmement devant vos yeux et vous racontent leurs origines. Il y a 130 millions d'années, ils n'étaient encore que de petites colonies de coraux. Ces invertébrés marins sont des modèles réduits de leurs proches cousines, les anémones de mer. Ils vivent chacun dans un donjon de calcaire fabriqué à partir du calcium et du gaz carbonique de l'eau. Quand ils meurent, leur chair nourrit l'écosystème marin tropical et leurs squelettes sont bientôt recouverts par ceux de la génération suivante. D'année en année, les couches de coraux se sont ainsi accumulées jusqu'à former des massifs gigantesques. Il y a 75 millions d'années, les mouvements tectoniques de la région les ont asséchés et transformés en collines, proies faciles pour l'érosion. Des fissures sont apparues, des trous se sont creusés, une végétation s'y est installée. Vingt mille ans avant notre ère, le niveau de la mer est remonté, amplifiant le travail de sape. Les fissures sont devenues cavernes, les premières collines se sont effondrées. Les autres continuent de tomber en ruine.
Les voyagistes qui vantent la destination en évoquant Robinson Crusoé exagèrent donc à peine. Sur les plages des petites îles, des arbres tombent, des macaques se promènent, des tortues pondent et des noix de coco tentent de s'enraciner sans que l'homme intervienne. On va à pied d'une île à l'autre à marée basse, ou à la nage.
A Ko Mai Phai, des pêcheurs parfaitement isolés vivent dans de minuscules cabanes sur pilotis qu'ils louent parfois aux touristes. Ils piègent le calmar dans des casiers en osier et ne s'en plaignent pas: les eaux sont ici miraculeuses. Le récif corallien est sain, il nourrit et entretient un écosystème riche et très productif, en crevettes surtout: la Thaïlande est devenue, en peu de temps, l'un des premiers exportateurs mondiaux de ces crustacés. Mais, pour pallier l'inévitable chute des stocks, le pays a fortement investi dans l'élevage. Un choix que regrette le roi de Thaïlande: la surpêche guette déjà le royaume, et ses écloseries de crevettes détruisent les rivages. En effet, on les construit sur les côtes abritées, là où la mer est calme et où l'eau douce arrive, c'est-à-dire dans les zones de mangroves. Détruites, ces forêts «sur échasses» n'assurent plus leur fonction d'interface entre terre et mer ni celle de nurserie du monde sous-marin. Sans elles, les littoraux s'envasent inexorablement, ils s'asphyxient et s'appauvrissent, tandis que les récifs coralliens perdent beaucoup de la matière organique qui les alimente. Il faut alors déménager les élevages, au risque de détruire d'autres mangroves. Celles-ci ont beau être protégées depuis 1946, il n'en restait que 40% en 2014, soit 120 000 hectares, pour la plupart dans l'archipel de Trang.
Le kayak de mer est idéal pour les découvrir. Silencieux, il vous emmène en eau peu profonde sans rien déranger. A Ko Chong Lat, par exemple, vous serez d'abord surpris par les délicates racines en «arcs-boutants» des Rhizophora, qui semblent hésiter à se mouiller les pieds. Ces palétuviers sont des pionniers qu'il faut savoir regarder d'un œil curieux: ils sont vivipares. Leurs graines, en forme de haricots gigantesques, germent sur l'arbre et attendent le dernier moment avant de se laisser tomber dans la vase, où elles se développeront rapidement. Les Avicennia et les Sonneratia se reproduisent de la même façon, mais, moins solides face à la mer, ils s'abritent derrière les palétuviers et respirent par d'étonnantes racines qui sortent de l'eau. A marée basse, on louvoie entre des stalagmites vivants, de surprenants tubas végétaux! Presque sur terre enfin, les Brughiera stabilisent définitivement le sédiment capté par les autres espèces. Au fil des siècles, les mangroves gagnent ainsi sur la mer en se fabriquant leur propre sol. Leur richesse en matière organique autant que l'entrelacs de leurs racines attirent les deux tiers des espèces marines du littoral, qui viennent y pondre. La nuit, elles sont le terrain de chasse des chauves-souris, qui sortent de leurs cavernes de calcaire. Au lever du soleil, elles y retournent en croisant les salanganes, qui, elles, sont des oiseaux diurnes. Ce sont ces fausses hirondelles, des martinets en fait, dont les Chinois aiment tant les fameux nids de gélose. Ainsi, dans ces îles de Trang, à force d'observation, tous les sens en éveil, il ne reste plus aux amateurs qu'à se laisser envoûter par la nature en mouvement.