C est un embarcadère du bout du monde, aux confins du Chiapas. L'Usumacinta, large fleuve boueux qui, des centaines de kilomètres plus loin, se jette dans le golfe du Mexique, coupe en deux la forêt tropicale. Rive gauche le Mexique, rive droite le Guatemala. Le petit bourg de Frontera Corozal, où quelques lanchas, pirogues à moteur, attendent les voyageurs, est l'étape obligée pour atteindre la cité maya de Yaxchilàn, cachée, à une heure de pirogue, dans un méandre du fleuve.
De la rive, impossible de deviner qu'une extraordinaire cité-État, située à égale distance de Palenque et de Tikal, se dissimule dans la forêt humide et luxuriante. Yaxchilàn a le charme puissant des cités perdues. La cité maya connut son apogée au viiie siècle sous le règne de Bouclier-Jaguar, puis de son fils Oiseau-Jaguar. Elle ne fut découverte qu'en 1882 par un explorateur anglais et un archéologue français. C'est à eux qu'on doit le nom de Yaxchilàn, « Pierres vertes ».
Le comité d'accueil est invisible, mais très bruyant. Ce sont les cris, véritablement de fauves, des singes hurleurs qui semblent s'apostropher d'une rive à l'autre du fleuve. La cité noyée dans la jungle se trouve plus haut, dans un dédale de collines, tumulus et plates-formes. Pour accéder au site, il faut obligatoirement traverser un labyrinthe obscur situé à la base du premier temple. Ce labyrinthe avait pour fonction initiatique de simuler un voyage dans l'infra monde maya. C'est après cette traversée obscure que l'on découvre l'immense Gran Plaza, la place cérémonielle, bordée de temples légèrement en surplomb.
L'architecture maya a une grâce incomparable. Elle refuse le monumental et préfère essaimer une multitude d'édifices à vocation religieuse ou royale dans l'espace touffu de la forêt. Les temples de Yaxchilàn sont tous ornés de délicates et sublimes cresterias, crêtes faîtières et linteaux de pierre de calcaire ouvragé qui leur donnent une légèreté inouïe. Il faut alors deux heures durant, de collines en collines, de sentiers en sentiers qui serpentent dans la jungle, découvrir au milieu du fracas des singes-hurleurs et des chants d'oiseaux, d'autres temples oubliés.
Le plus poétique est le Gran Acropolis qui domine tous les autres car il a conservé quelques traces des peintures polychromées d'origine. Il faut alors s'imaginer la beauté exubérante de cette cité peinte dans toutes les nuances de rouge au coeur du monde vert de la forêt. Bas-reliefs, stèles, glyphes racontent l'épopée de la cité avant qu'elle ne fût abandonnée et livrée à la forêt au début duxe siècle, comme toutes les cités-États mayas de la région.
Yaxchilàn, au temps de son âge d'or, avait pour vassale la petite cité de Bonampak, située au coeur du territoire des Indiens Lacandons, aujourd'hui derniers descendants des anciens Mayas. Bonampak fut découverte en 1946 par Carlos Frey, un objecteur de conscience américain qui s'était réfugié chez les Indiens Lacandons et y avait pris femme. C'est au cours d'un pèlerinage religieux des Lacandons en pleine forêt dans un temple en ruines qu'il découvrit les extraordinaires fresques, datées du viiie siècle, unique témoignage in situ du génie pictural maya. Miraculeusement intactes, elles racontent la geste guerrière du dernier roi, Chaan-Muan. Formant une sorte de triptyque divisé en trois salles, elles représentent des scènes d'une violence et d'une cruauté extrêmes, de guerre et de fête de victoire. Les couleurs explosent. On reste fasciné par la puissance de ces peintures murales qui ont traversé le temps.
Mais le Chiapas ne se décline pas uniquement au passé, aussi envoûtant soit-il. La « Ruta Maya » passe aussi par le village de Lacanja où sont regroupés les quelques centaines d'Indiens Lacandons qui, à partir des années 1970, furent chassés de leur territoire par les colons et les bûcherons, alors que, jusque-là, ils avaient vécu dans une autarcie forestière presque totale et conservé intacte leur culture. En quarante ans, les colons et les missionnaires protestants américains en ont interrompu la transmission. Seuls les anciens parlent encore une langue apparentée au maya. Il faut écouter Angelina, une petite Indienne très âgée, mais très vive : « Que vous voulez connaître la religion que je pratique, dit-elle malicieuse dans un espagnol approximatif. Je pratique la nature, les arbres, les feuilles, le ciel et les oiseaux. Voilà ma religion. » Il faut la suivre dans le labyrinthe de la forêt tropicale. Elle connaît les vertus médicinales ou nutritives de chaque feuille, chaque plante. Angelina appartient vraiment à la forêt.
En 2010 fut inaugurée la Carratera Fronteriza, route asphaltée de 430 km, qui a désenclavé le Chiapas, et rendu accessibles ses cités, ses forêts, ses extraordinaires cascades. Le programme de transmigration lancée dans les années 1970 par le président Echevarria a fortement perturbé l'équilibre écologique et humain de la région et entraîné une déforestation alarmante. Heureusement, le Chiapas est grand. Pionniers, colons, éleveurs et missionnaires n'ont pas pu tout saccager. Près du village, bien nommé, de Reforma Agraria, au bord du Rio Lacandon, on peut découvrir le Chiapas dans sa beauté originelle grâce à l'immense réserve naturelle protégée des Montes Azulès. Il faut se perdre, en pirogue, dans les multiples bras du fleuve. Pour avoir peut-être, au petit matin, la chance d'admirer un couple de perroquets guacamayas, multicolores et rarissimes, au sommet d'un immense Ceiba, l'arbre sacré des Mayas.