Les routes sur lesquelles la circulation enregistre des records de 30 km/h n'ont d'ailleurs guère changé depuis cette époque. Entre les obstacles dressés par la voie elle-même (nids-de-poule, accotements incertains) et ceux qui l'empruntent (moto-taxis à trois roues, chars à boeufs, camions tanguant sous le poids de la charge, bus gros comme des dinosaures, chiens errants...), c'est la loi de la jungle. Mais quel
spectacle !
Du côté de Matapale dans la région de Kandy, la route file droit à l'ombre des cocotiers sous lesquels se déploient les jardins d'épices. Les maisonnettes affichent toutes " Spice Garden ". Peu importe le choix de la halte, chacune a son guide qui fait goûter, sentir, palper, regarder les feuilles, fleurs ou graines de cannelle, cacao, muscade, cardamome, anis, cumin, coriandre... On y apprend que le gingembre broyé dans un peu d'eau salée soigne les laryngites, que la noix de muscade apaise les maux de ventre, qu'il est possible de maigrir en avalant chaque matin deux cuillères à café de miel mélangé à une cuillère de jus de citron disponibles bien sûr dans l'officine attenante. Pour être efficace, le régime doit durer deux mois et il est renouvelable...
Mais Sri Lanka est avant tout le royaume du thé. Pour le rejoindre, l'étroite bande de bitume monte à l'assaut de Nuwara Ellya, une station d'altitude perchée à 1 880 mètres fondée par les Britanniques au début du XIXe siècle pour échapper à la fournaise du littoral. Son ciel bas, ses températures fraîches, ses villas Tudor et ses manoirs à colombage équipés de cheminées, son église anglicane et son bureau de poste à clochetons, ses massifs de rhododendrons, son champ de courses pour le Derby, ses billards pour les jours de pluie et son parcours de golf pour ceux de brouillard, transportent dans un étrange pays des merveilles, à mi-chemin entre l'univers de Lewis Caroll et celui de Rudyard Kipling.
Au-delà commence le grand jardin du thé : plus de 220 000 ha de collines plantées d'arbustes alignés qui font du Sri Lanka le deuxième producteur du monde après l'Inde. Entre 1 000 et 1 800 mètres d'altitude, se déroule le tapis vert des plantations. Ça et là émergent des groupes de femmes à moitié mangées par les buissons dont elles coupent le bourgeon et les deux dernières feuilles comme on le ferait d'un bonsaï. Le contenu de leur hotte est ensuite acheminé jusqu'à la manufacture voisine.
Les silhouettes usinières de zinc s'étagent à flanc de coteaux, rappelant le sérieux et l'importance de cette culture qui, au-delà de la formule, " le thé de Ceylan, c'est excellent ", place le Sri Lanka au premier rang des exportateurs.
L'île a aussi ses passages obligés, dûment catalogués à l'inventaire des merveilles de l'Unesco. La dénomination " triangle culturel " traduit mal la puissance sereine des anciens palais royaux des capitales médiévales d'Anuradhapura et de Polonnaruwa. Encore moins la noblesse et le fin sourire des Bouddha des grottes de Dambulla dont les parois sont tapissées de fresques contant la légende dorée de l'Illuminée.
Enfin, la route cahotante grimpe irrésistiblement vers la silhouette massive de Sigirya, " le rocher du Lion ", haut de presque 200 mètres (quatre fois notre Arc de triomphe) et strié de 600 marches. Il faut au moins en gravir le premier tiers jusqu'à l'anfractuosité qui abrite des fresques sublimes : vingt et une jeunes filles de quinze siècles, fraîches comme au premier jour, dont le sourire énigmatique, la finesse et la grâce dévoilent le raffinement de ces temps prestigieux. Alors, depuis cette terrasse qui domine le paysage, le jardin sri lankais, ses palmeraies, ses rizières et ses plantations, prend une dimension céleste.