Des cimes de la Sierra de Guadarrama, couronnées de neige, une bise glaciale souffle encore. Mais à peine le train a-t-il franchi les gorges sauvages de la Sierra Morena, que le prin- temps semble ouvrir sa porte. C'est comme si, par la fenêtre d'une serre bien chaude, un air bienfaisant se manifestait tout à coup. Peu après, autour de nous, les prairies s'épanouissent en un vaste jardin fleuri, où le rouge pavot dispute à la primevère la suprématie de la couleur. Çà et là, une localité, enfouie dans une floraison luxuriante, apparaît comme une Belle au Bois dormant. Les agaves et les cactus bordent la voie ferrée sur tout le parcours. Enfin nous pressentons l'approche de Séville: jardins de roses, parterres d'orangers, dont les feuilles laissent apercevoir les magnifiques fruits d'or. Un vieil amandier noueux, qui ne peut se décider à mourir au milieu de cette vie qui l'entoure nous tend une branche couverte de fleurs roses. Des palmiers élancés, à la tête aliière, semblent s'incliner vers nous comme en un salut amical de bienvenue; sans cesse de nouveaux enfants de Flore se pressent de plus en plus sur notre route. Séville et son délicieux printemps se sont mis en fête pour nous recevoir. Le train, peu soucieux de cette magnificence, passe devant l'amas serré des maisons blanches de la ville, dominées par la Giralda, qui donne à Séville son cachet tout particulier. Puis nous entrons enfin en gare. Mais qu'est-ce donc? Pourquoi ce silence impressionnant devant le bâtiment d'arrivée? Les tramways électriques ne font point entendre leur sifflet strident, les klaxons des autos restent muets. A cette heure peu avancée de l'après-midi, la vaste place semble morte. La « Semana santa », la Semaine sainte, a opéré cette transformation, en étendant sur la cité un voile de recueillement et de silence. La voix d'airain des cloches s'est tue également en signe de deuil, et le son mat, enroué, très sec, d'une crécelle de bois, les remplace pour annoncer l'heure des offices religieux. En pénétrant cependant dans l intérieur de la ville, le silence perd sa troublante solennité. Tout Séville, caquetant et riant, se dirige vers la cathédrale pour voir la procession. Impossible d'avancer plus loin: la foule serrée forme un mur impénétrable. Devant elle défile un singulier cortège, qui évoque les souvenirs lointains de l'époque médiévale. Des pénitents revêtus de la cagoule passent lentement. Apparition saisissante. J'en avais bien vu souvent à la TV, mais jamais en chair et en os. Tout le corps disparaît sous le noir vêtement qui l'enveloppe, et la tête est surmontée d'une immense bonnet conique, de presque un mètre de hauteur. De là, couvrant le visage et tombant très bas sur la poitrine, descend un drap également noir, dans lequel sont seulement percés deux trous pour les yeux. Une corde à noeuds serre les hanches des pénitents. Ils tiennent dans leurs mains de grossières croix de bois de la hauteur d'un homme, ou des bâtons de métal. D'autres portent un brancard sur lequel trône une statue de la Vierge Marie, de grandeur naturelle, tout étincelante sous son vêtement d'or et de pierreries. Le cortège s'arrête un instant. Le brancard est déposé à terre. Une jeune femme sort de la foule, lève les yeux vers la reine du Ciel et entonne un cantique en son honneur. Mais les 20 ou 30 porteurs du brancard, cachés sous le long voile qui l'entoure et tombe jusqu'à terre, se sont, sans doute, suffisamment reposés. A un signal donné, un élan cadencé replace le brancard sur leurs épaules, et le cortège se remet en marche. Les confréries se suc- cèdent sans interruption, chacune avec ses insignes spéciaux et son costume, dont les couleurs présentent les bigarrures les plus variées: cape bleue et habit blanc, ou violet, ou bien encore blanc et brun, etc. Souvent, près du père, marche le fils, âgé de dix ans, mais portant le même costume. On remarque même dans le cortège des pénitents encore plus jeunes. Les confréries rivalisent entre elles pour la somptuosité des pasos (brancards) et mettent leur amour-propre à se surpasser mutuellement. Les brancards font défiler sous nos yeux toute l'histoire de la Passion du Sauveur, depuis sa lutte intérieure et sa prière dans le jardin de Gethsémané, jusqu'à sa mise au tombeau. Naturellement, tout le clergé figure en grande pompe, ainsi que les autorités municipales et les fonctionnaires du gouvernement. De temps à autre, apparaissent dans le cortège des légionnaires romains du temps de Jésus-Christ, puis des anges, et aussi Sainte Véronique, por- teuse du voile où s'est imprimée la Sainte Face. Des musiques jouent sans discontinuer la même marche. Les diverses confréries de la procession sont saluées solennellement par l'alcade sur la place de la Constitution. La place a revêtu l'aspect d'une salle de théâtre. Les chaises installées là en rangées sont louées jusqu'à la dernière, et aux balcons des maisons qui entourent la place, les occupants se pressent l'un contre l'autre. Mais l'heure avance. La nuit tombe peu à peu; sur les brancards s'allument maintenant des centaines de bougies, et chaque pénitent porte à la main un gigantesque cierge allumé. Ce flot de lumières sans fin, très beau, avec quelque chose de mystique, gagne la cathédrale, en traverse les nefs magnifiques, et ressort dans la rue par un autre portail. A l'occasion de la Semaine sainte, la cathédrale a ouvert ses trésors et déploie tout son luxe, toute sa magnificence. Le maître-autel est éclairé par le célèbre «Tenebrario » (gigantesque can- délabre en airain) et par des cierges énormes, du poids de sept quintaux. Dans la nef princi- pale, s'élève un imposant tombeau du Christ, qui sert de tabernacle au Saint-Sacrement pen- dant les jours de la Semaine sainte. Des centaines de lampes et de cierges rayonnent tout autour de ce tombeau, blanc et or, à quatre étages, haut de plus de 30 mètres, et surmonté d'une auréole lumineuse d'une rare splendeur. Pendant la nuit du Vendredi saint, à la cathédrale, on chante le célèbre Miserere d'Eslava. Malheureusement, il est assez difficile d apprecier comme il convient la beauté de cette musique, à cause du bavardage continuel des assistants. Les plus fatigués s'assoient sur les marches des chapelles latérales ou autour du tombeau de Christophe Colomb. Une mère allaite son enfant qui crie, plus loin un touriste dort profondément; le remous de la foule, les poussées, les bousculades ne cessent pas. Pourtant, il ne faudrait pas juger ces cérémonies religieuses, un peu frivoles au premier aspect, sur le caractère plus grave qu'elles revêtent dans les pays du nord. On risquerait fort de tomber dans un excès de sévérité injuste. En effet on se trouve ici en présence d'une forme de piété en quelque sorte rituelle. Quoi qu'il en soit, le culte de Dieu et de la Vierge Marie est pour les Espagnols une joie de la vie, leurs pensées aiment à s'élever vers les choses du Ciel, et le manifestent, soit à la procession de la Fête-Dieu, soit aux jours qui nous rap- pellent la Passion et la mort du Rédempteur. Jamais de ma vie je n'oublierai l'émouvante impression ressentie pendant les fêtes de Pâques, à une heure matinale du jour de la grande solennité chrétienne. Je me trouvais sur la Giralda, la tour de la cathédrale, chef d'œuvre d'architecture mauresque et le plus beau des minarets. Mes regards s'étendaient sur l'océan des maisons de la ville, éclairée par un magnifique et radieux soleil. La voûte du ciel, d'un bleu d'azur superbe, semblait protéger de son dôme immense toute la région en fête. Au-dessous de moi, je percevais les sons étouffés de l'orgue accompagnant la messe, lorsque soudain l'air fut ébranlé et sembla tressaillir. Toutes les cloches de la tour, depuis trois jours muettes, envoyaient au loin leur chant sonore, le cri de la Résurrection et du triomphe. Et les cloches des autres églises, faisant immédiatement chorus, allaient porter dans tout le pays la joyeuse nouvelle, à l'unisson comme en un admirable et céleste concert. Séville jouit de la réputation d'être la ville des cours intérieures, de ces cours qui donnent à la maison son cachet particulier de gaieté. La maison sévillane, ou pour mieux dire, la maison andalouse, n'est pas comme la nôtre un édifice tourné vers le dehors, mais vers l'intérieur. La façade sur la rue ne dit et ne signifie rien: toutes les pièces donnent sur la cour intérieure. Extérieurement, les maisons dénuées de tout ornement, souvent presque sans fenêtres, demeurent un mystère pour le passant. Toute la beauté de la construction est réservée pour la cour: le riche y étale son luxe, le pauvre la décore de son mieux. Une grille ferme la cour du côté de l'étroit passage, le za^tiari, donnant accès à la rue. Des colonnes sup- portent la galerie dans laquelle débouche l'escalier qui conduit aux appartements, situés à l'étage supérieur. Au milieu de la cour, une fontaine entourée de palmiers, d'araucarias, de lauriers, d'orangers, de lauriers-roses et de pots de fleurs, est destinée à procurer de la fraîcheur. Les murs sont lambrissés de carreaux de faïence aux couleurs bariolées. Des meubles rem- bourrés, des chaises, quelquefois un piano, dans un coin, une guitare. Souvent tout le pour- tour de la cour est tapissé de plantes. Là se passe presque toute la vie de famille: réception d'amis, joyeuses causeries, musique, chants, et même Sevillanas, danses gracieuses par excellence. Est-on seul; On se plaît alors à écouter le gai murmure de la fontaine ou à épier les jeux de lumière que le caprice du soleil produit sur les murs tout blancs, à moins qu'on ne préfère rêver d'hier, d'aujourd'hui, de demain, les yeux fixés sur l'azur immaculé du ciel! La cour, à Séville, c'est l'âme de la demeure!
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