Du sable, à perte de vue. Le ciel chauffé à blanc, implacable. Et le roulement saccadé, les essieux grinçants de cette charrette tirée par un chameau lymphatique. D'un inconfort total malgré l'épais matelas de laine et les coussins qu'on y a jeté. Chaleur et poussière. Et soudain, ils sont là: dans une brume d'ocre, des milliers de chameaux dispersés sur les dunes, couvrent toutes les pentes de leurs innombrables silhouettes fantomatiques. Non, ce n'est pas un mirage. Mais la première vision de la foire de Pushkar, un évènement qui mobilise une fois l'an tous les éleveurs et marchands de chameaux et de chevaux de l'Inde du Nord, et des acheteurs venus de plus loin encore.
Pushkar. Ville sainte où se situe, au bord d'un lac, le seul temple au monde consacré à Brahma. Depuis des lustres, les pèlerins y convergent dans les jours qui précèdent la pleine lune de novembre pour dédier des offrandes au dieu et descendre par les ghats (escaliers) de marbre pour des ablutions rituelles. Sur cette cérémonie religieuse s'est greffé le grand mela (rassemblement) des chameaux et des chevaux, ainsi qu'une immense fête foraine dont la grande roue domine le paysage de dunes. Ici, pendant neuf jours, c'est une véritable ville de toile qui s'installe avec ses commerçants et ses pèlerins, ses troubadours et musiciens errants, ses mendiants et ses charlatans, dans une atmosphère curieusement médiévale. Chaque année les touristes sont plus nombreux à venir s'enivrer de folklore. Mais dans cette foule innombrable, qui s'en soucie? Tous partagent le style de vie des nomades: dormant sous la tente –car les rares hôtels affichent complet des mois à l'avance– observant un strict régime végétarien, sans tabac ni surtout alcool…
Cheminant au ralenti dans les sables et la poussière –impossible d'accéder ici en voiture–, on découvre la cité éphémère, organisée autour des points d'eau où vont se laver les hommes et se désaltérer les bêtes. Près de chaque habitacle de toile
sont attachés des chameaux et, plus loin, des chevaux. Des rues se sont formées au bord desquelles des commerçants vendent nourriture et boissons mais aussi vêtements et bijoux, selles et harnais, clochettes, et ces ornements multicolores dont on décore les animaux. Il y a la tente de l'apothicaire qui vend des remèdes à base d'urine de chamelle, celle du coiffeur, du dentiste –arracheur de dents serait un vocable plus approprié– et même une tente-cinéma qui diffuse en vidéo des films de Bollywood.
De bruits et de couleurs
Partout circulent et s'activent en permanence, dans un halo de poussière ocre, des hommes et des femmes à la silhouette mince et élégante, d'une beauté surprenante.
Les hommes portent des dhotis blancs et des turbans aux couleurs éclatantes. Les femmes sont drapées dans des saris chatoyants, parées de bijoux scintillant au soleil. Le mouvement est incessant, le vacarme incroyable: sur fond de rumeur permanente, cris, appels, bribes de musiques emportées par le vent, accès de toux –on tousse beaucoup à Pushkar, tant la poussière encrasse la gorge enfiévrée par la maladie et la sécheresse–, plaintes déchirantes des bébés chameaux qu'on sépare de leurs mères, protestations véhémentes de ceux qu'on est en train de dresser non sans brutalité…
De temps en temps, dans un nuage de sable, un cavalier pique un galop entre les tentes, pour montrer les qualités de sa monture. Des femmes passent, démarche altière, regard lointain, bijoux tintinnabulant, les bras en couronne au-dessus de la tête tenant de grandes bassines: ces princesses sont chargées de recueillir les excréments de chameaux qui serviront de combustible. Rien ne se perd. L'atmosphère change du côté des négociants en chevaux, moins souvent en famille. Des animaux de trait aux coursiers, en passant par les étalons qu'entoure une foule fascinée, toutes les catégories sont représentées. Beaucoup sont entravés par les pattes arrières, le licol attaché à une borne fixée au sol. Ici, on voit circuler des acheteurs fortunés, et parfois une colonne de touristes, indiens ou étrangers, à cheval: pour eux, Pushkar est une étape au cours d'une randonnée à travers le Rajasthan. Tandis que dans les dunes, acheteurs et vendeurs commencent à plier tentes et bagages une fois les transactions réalisées, en ville c'est l'effervescence.
De la foire au pèlerinage
Des familles entières convergent vers le temple, le père ouvrant fièrement la marche, portant haut son turban, entouré de femmes drapées dans leurs éclatants saris souvent brodés d'or et d'argent, suivis des enfants. Avec gravité, ils fendent la foule des mendiants, estropiés, ascètes, hippies, sadhus au visage peint de couleurs rituelles: rouge, orange, blanc, vert. Ils longent les belles maisons anciennes souvent délabrées, et les temples, traversent le bazar, entrent dans les boutiques de vêtements, de bijoux (le pèlerinage est aussi l'occasion de faire son shopping), admirent les œuvres de Kikasso, le «peintre tantrique» – célébrité locale depuis les années 1970. Ailleurs, un haut-parleur porte les échos du «Ramayana», dont la lecture se fait à haute voix 24 heures sur 24 par des volontaires. Matin et soir, tous descendent vers le lac sur les ghats où les femmes disposent de cabines pour changer leurs vêtements mouillés.
C'est le moment du bain rituel, dans les effluves d'encens brûlé sur des coupelles flottant sur l'eau noire parmi les pétales de fleurs, tandis que d'énormes carpes happent les moindres offrandes comestibles. A toute heure du jour, ils gravissent, pieds nus sur les dalles de marbre, les degrés du temple de Brahma, le point culminant de ces dévotions. Dans l'ombre fraîche des arbres touffus et les vapeurs d'encens, des femmes accomplissent le cérémonial du parcours entre les différents sanctuaires d'où monte le murmure des prières. Un homme coiffé d'un calot à la Nehru souffle dans une conque. L'atmosphère est calme, douce. On se sent ici loin de tout, dans un autre monde. Dans un autre temps.