La vie mouvementée de l'église Saint-Casimir résume, à sa façon, celle de Vilnius (540 000 habitants aujourd'hui). Édifié au début du XVIIe par les jésuites, le chef-d'oeuvre baroque n'a cessé d'être outragé. Napoléon, de passage en 1812 – Stendhal, qui suivait la Grande Armée, résida là où se trouve aujourd'hui le centre culturel français –, en fit un silo à grains. Un peu plus tard, les Russes transformèrent l'endroit en église orthodoxe, Saint-Nicolas. Puis, vinrent les Allemands qui vouèrent Saint-Nicolas au culte protestant. Et les Soviétiques qui, ayant retrouvé Saint-Casimir catholique selon le souhait de la Lituanie indépendante en 1918, la transformèrent en... Musée de l'athéisme.
Vilnius regorge d'églises, catholiques pour la plupart, orthodoxes parfois, luthériennes aussi. Il faut visiter la baroque Saint-Pierre et Paul, débordante de statues ; Saint-Jean la majestueuse, qui veille sur l'université ; l'église de Tous-les-Saints, rue Rudninku, aux portes de l'ancien ghetto, avec ses marbres roses et ses angelots sur fond bleu turquoise. Le ghetto justement. Il ne subsiste plus grand-chose de la «Jérusalem du nord», réduite quasiment à néant par les nazis, sinon une monumentale synagogue de style oriental, un musée et un centre culturel juifs qui perpétuent la mémoire des quelque 200 000 victimes lituaniennes de la Shoah.
On marche beaucoup dans la vieille ville, trop petite pour dissimuler ses secrets. La promenade peut commencer devant la cathédrale. Entre la bâtisse blanche et son clocher séparé se trouve une dalle gravée du mot Stebuklas (miracle). Selon la tradition, on y fait un voeu puis un tour complet sur soi-même pour qu'il soit exaucé. A deux pas, la tour Gedimino (bâtie par le grand duc Gediminas) dont les pierres rouges dominent la vieille ville, au bord de la rivière Neris. On l'escalade pour avoir Vilnius à ses pieds.
La rue Pilies remonte vers la place Rotuses, bordée de boutiques et de cafés comme au numéro 26, Baltasis Stralis, où fut signé l'acte d'indépendance, le 16 février 1918. En bifurquant par la rue Saint-Jean, on rejoint Dominikonu et ses magnifiques hôtels particuliers restaurés dans des tons pimpants.
Au-delà de Rotuses, on gagne la porte de l'Aurore, sur l'ancienne muraille. Juste avant, par la gauche, pénétrer dans le bâtiment qui abrite la Mère Miséricordieuse, Vierge noire sertie d'or à qui les fidèles prêtent des vertus miraculeuses. Le tableau, qui date du XVIIe, surnage dans une mer d'ex-voto argentés. Il n'est pas rare de voir des pèlerins gravir à genoux l'escalier qui y mène.
Il serait vain de chercher à décrire chaque ruelle, chaque chapelle, chaque recoin. Tout est consigné dans les quelques guides consacrés à Vilnius. Ou presque. Ainsi – un exemple parmi cent –, rue Pilies, au numéro 32, entrez dans la cour, juste après le face-à-main géant qui signale un opticien. Au fond, une Vierge veille. Aux pieds de la statue, l'enseigne sobre et stylée d'un bijoutier spécialiste de l'argent (Sidabrynas) qui a cédé sa place à un coiffeur. Les guides ne racontent pas, non plus, la musique de la langue. Pour qui a perdu beaucoup de son latin et qui n'a qu'une notion très floue du russe, on croirait entendre des déclinaisons chantées avec un accent slave.
Quittez tout de même les sentiers battus de la vieille ville. Gagnez le quartier d'Uzupis qui se présente comme une République indépendante. Sa devise farfelue : «Ici, chaque chien a le droit d'être un chien». Les artistes ont pris possession du Montmartre local, autour de l'étonnante colonne représentant un ange donnant de la trompe en équilibre sur un oeuf. On mesure bien, aussi, en arpentant la rue Uzupio, le contraste entre les bâtiments rénovés et les taudis qui subsistent. En repartant, à droite du pont qui enjambe un impétueux torrent et marque les limites de la «commune libre», rue Maironio, jetez un oeil à l'église Sainte-Anne, sorte de cathédrale de Strasbourg en miniature, que Napoléon rêvait, dit-on, d'emporter «dans la paume de sa main».
A l'opposé d'Uzupis sur Gediminio prospektas, la longue et rectiligne artère moderne, un arrêt au palais de justice est indispensable. Parce que cette solide construction du XIXe siècle fut, au XXe, le siège du KGB, et que ses sous-sols lugubres ont été aménagés en Musée du génocide. Des milliers de partisans lituaniens ont été torturés voire exécutés ici, ou déportés vers la Sibérie. Leurs fantômes peuplent les salles de sévices et méritent la visite. En périphérie, un mémorial rappelle, au pied de la tour de la télévision, que le 13 janvier 1993, les soldats de Moscou tuèrent quatorze civils et en blessèrent des centaines d'autres, parce qu'ils réclamaient leur indépendance.
Pour conjurer ce passé noir, Vilnius se défoule. La ville s'agrandit, change à vue d'oeil. Les chantiers se multiplient. D'immenses centres commerciaux assiègent la cité, comme l'Akropolis (Ozo, 25) avec salles de cinéma, bowling, patinoire, restaurants.
Intra-muros, on danse. Les boîtes de nuit comme l'Hélios affichent complet chaque week-end. L'Européen méridional moyen (c'est-à-dire mesurant moins de 1,80 m) se sent, en ces lieux, comme un Petit Poucet délicieusement perdu dans une forêt aux cimes très hautes, très blondes. Il est 5 heures. Vilnius s'éveille.
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