«A quelle heure fermez-vous ? Après le dernier client !». Trois fois déjà que le patron du restaurant cossu fait cette réponse. Les réservations n'ont pourtant pas manqué. Il est minuit passé.
Ailleurs, la fin du service aurait depuis longtemps sonné. Pas ici, où l'on cultive un art de vivre dont seuls les pays longtemps privés de liberté semblent connaître le secret. Nous sommes à Wroclaw (prononcer «Wrotsoif» en roulant le r), capitale de la Basse-Silésie, au sud-ouest de la Pologne. La frontière de l'ancienne Allemagne de l'Est est à 200 km à peine, celle de la République tchèque à 250 km environ et celle de la Slovaquie à moins de 400 km.
Il y a vingt cinq ans à peine, cette ville peuplée de 650 000 âmes faisait partie du bloc soviétique. On l'imagine donc triste et grise. Or elle est joyeuse et colorée. Le Rynek, la grand-place pavée, en est le plus bel exemple. Ses façades alignent vert amande, jaune-poussin, vanille-fraise, or et bleu. Un décor à mi-chemin entre Bruxelles et Amsterdam. Sauf qu'il manque la patine du temps.
«La place a été restaurée en 1997, explique l'historienne Beata Maciejewska. Durant la Seconde Guerre mondiale, la cité, qui était allemande et s'appelait Breslau, fut détruite à 80%. Mais ce n'est qu'au cours des années 1990 que «le Rynek, comme tout le reste de la ville, a été reconstruit». Alors, on la découvre à mesure qu'elle-même retrouve sa mémoire, volée par quarante ans de stalinisme.
Wroclaw est millénaire. Au carrefour des routes entre Est et Ouest, Adriatique et Baltique, elle a changé plusieurs fois de nationalité et de nom. Slave au Xe siècle, polonaise, puis tchè que en l'an mil, elle fut rattachée au royaume de Bohème au XIVe, à la maison des Habsbourg au XVIe, passa sous domination prusse au XVIIIe, puis devint germanique au XIXe. «Chaque culture nous a enrichis, affirme Beata. Ici, quand on fait connaissance, la première question n'est pas de savoir ce que l'on fait dans la vie, mais d'où l'on vient.»
L'Armée rouge libéra la ville en 1945. Mais la Pologne ne récupéra que des ruines. Depuis,«le Phoenix renaît de ses cendres», écrit Norman Davies dans son édifiant Portrait d'une cité d'Europe centrale. Mieux, elle communique son enthousiasme au visiteur. Elle lui dévoile son irrépressible besoin de s'enivrer de chaque instant de liberté. Semée de squares arborés et de jardins fleuris, Wroclaw respire.
Peu à peu ressurgissent des trésors d'architecture sacrée, mais aussi profane et même... en béton armé. Ce matériau servit à réaliser deux ouvrages étonnants, audacieux pour l'époque : en centre-ville, les halles de la place Nankiera, d'apparence extérieure ancienne, abritent un immense marché, comme en 1908 ; et à 4 km de là, la halle du Peuple et sa spectaculaire coupole, construite en 1913. Dans l'entrée de cette dernière, un mur de photos : Adolf Hitler face à la foule, bras droit levé, Lech Walesa au cours d'un meeting de Solidarnosc, Jean-Paul II, mais aussi une représentation de Aïda et même un match de basket, le sport national. On comprend mieux pourquoi ce lieu ne fut jamais fermé, sous aucun régime. Contrairement au Panorama : ce musée ne compte qu'une seule oeuvre, une peinture couvrant les murs d'une salle ronde ; elle raconte
une bataille victorieuse contre... les Russes. La censure l'interdit quatre décennies durant.
Retour sur le Rynek. «Cette place n'est pas un musée. On y trouve des commerces, des échoppes. Ici, depuis 800 ans, bat le coeur de la ville.» Beata pointe du doigt l'emplacement des Italiens, marchands d'épi ces et de tissus. Puis l'imposante balance qui servait à peser les chariots chargés de blé et où trône aujourd'hui une fontaine de verre. Elle raconte le marché qui s'installait de l'autre côté de l'hôtel de ville, un superbe édifice d'architecture gothique. On y vendait cochons, vaches, oeufs, miel, laine et lait. Elle évoque les tisserands wallons. Et, enfin, les riches marchands juifs, dont la plus ancienne tombe, encore visible dans l'ancien cimetière moussu, remonte à 1177.
Rien de tout cela n'est encore indiqué sur la place. «Les panneaux seront bientôt instal lés», promet Rafat Dutkiewicz, le sémillant maire de la ville, dont l'élection a eu lieu pour la première fois, en 2003, au suffrage universel.
Une heure du matin. Sur la grand-place, les noctambules déambulent. Nombreux et de tous âges. On pense à Aix-en-Provence ou à Montpellier. Car la méridionale Wroclaw est aussi ville universitaire. Scien ces et médecine, musique, mathématiques, physique, école polytechnique... Un habitant sur cinq est étudiant. En outre, le bâtiment administratif de l'université, achevée en 1712, possède un trésor, classé par l'Unesco et miraculeusement épargné par un obus coincé dans la toiture. C'est la salle Léopoldine, baroque, inondée de fresques et de sculptures à la gloire des anciens dirigeants autrichiens de la Silésie et de quatre vertus : la sagesse, la piété, le courage et la loyauté. Beata ajoute «c'est une ville de pionniers dont l'esprit se perpétue, où chaque idée est possible».Dans l'air doux de la nuit, on entend sourdre des rythmes enjoués. Le Quintet Piotr Baron se produit au Rura, littéralement «Le tuyau», une cave à jazz qui ne désemplit pas, dit-on. Les pintes circulent au-dessus des têtes en trouant un brouillard de fumée. A l'étage, le concert est retransmis sur écran géant. Mais on l'entend à peine, couvert par les rires et les voix qui vont crescendo au rythme de la nuit.
L'atmosphère est moins sage au Pod Papugami («Sous le perroquet»). Ce restaurant face à la mairie évoque une brasserie parisienne. Un groupe de blues-rock y enflamme la clientèle qui, entre deux plats, se lève pour aller danser. Tout le monde n'y dîne pas : l'endroit est plus réputé pour son ambiance que pour sa cuisine. Certains viennent ici prendre un dernier verre, au sortir des nombreux restaurants du quartier : cuisine régionale au Krawczyk, raffinement et histoire au Pod Gryfami («Sous les griffons»), situé dans d'improbables caves qu'on avait «oubliées» et qui datent du Moyen Âge, élégance et gastronomie au Jadka Mgady Gessler... Tous ces lieux de vie et de rencontres, ouverts de jour comme de nuit, sont apparus ces cinq dernières années. Foisonnante et chaleureuse, Wroclaw n'a pas fini de nous tenir éveillés.