Autrefois, ici, il dut y avoir des vaches. Mais aujourd'hui, seules d'immenses éoliennes constellent les champs qui s'étirent de part et d'autre de l'autoroute entre Weimar et Dresde. Tout comme d'ailleurs le long de la route de Leipzig ou celle d'Eisenach et d'Erfurt. Ces cités emblématiques des Länder de Saxe et de Thuringe, ponctuent comme autant de barres de mesure la voie de musiciens illustres qui, en venant ici, se mettent soudain à notre portée.
Depuis le XIIe siècle, Eisenach, cité médiévale de Thuringe peuplée de 45 000 âmes, est l'un des centres de l'histoire et de la culture du pays. Bach y naquit en 1685. Goethe y commit, dit-on, ses plus beaux poèmes. Mais la star de la région veille sur les hauteurs, à la Wartburg. Le château lui-même attire l'attention, splendeur architecturale du XIIe siècle, juché à 400 m sur un piton rocheux qui surplombe la ville et le massif forestier. Il doit d'abord sa renommée aux joutes poétiques des troubadours d'antan dont il fut le théâtre. Et à son plus célèbre locataire, Martin Luther.
Condamné par Rome, le réformateur s'y réfugia en 1521. Surtout, il y traduisit le Nouveau Testament, devenant ainsi l'un des fondeurs de l'allemand moderne.
Trois siècles plus tard, la forteresse et ses sujets allaient marquer Richard Wagner, maître de chapelle à la cour de Saxe, au point de lui inspirer son Tannhäuser. Cet opéra au nom d'un héros légendaire des récits populaires raconte notamment les mythes qui entourèrent sainte Elisabeth. Or elle est là, cette comtesse charitable, peinte sur les murs de ce qui fut sa chambre, avec cheminée.
Soudain on imagine, dans cette salle insoupçonnée, byzantine et toute en mosaïques, la musique du chef-d'œuvre grandiose, puissant, les rythmes chevauchant chaque acte de la fresque qui nécessita rien moins que quatre millions de céramiques et de feuilles d'or.
«Deux mille touristes visitent le château chaque jour», indique le guide en refermant la porte derrière le petit groupe qu'il conduit ensuite vers la salle d'apparat. Celle-ci a huit cents ans d'histoire et arbore des peintures du XIXe siècle. Ici, Liszt apparaît. C'est à lui que l'on doit le plafond de bois trapézoïdal, qui remplaça les poutres «pour améliorer l'acoustique».
Eisenach est la ville natale de Bach. Le maître de la Partita n'y vécut que dix années. Mais les membres de sa famille, tous musiciens de renom, y résidèrent deux siècles durant. Jean-Sébastien n'était donc qu'un enfant quand il y apprit l'orgue. Cela suffit pour lui consacrer un musée pas comme les autres: chaque instrument d'époque est joué lors d'un concert de près d'une demi-heure qui donne le ton de la visite. Orgue bien sûr (l'un d'eux date de 1722), mais aussi clavecin, viole de gambe, flûte traversière retrouvent soudain leur souffle face à des visiteurs émus.
On croirait presque voir bouger le portrait cerclé d'or de Bach. Impression étrange quand, après la double barre de mesure, le musicien replace sur le clavier la petite étiquette muséographique. Mué, l'instrument n'est plus qu'un objet, un tableau, une nature morte.
Voyage sur les traces de Bach et de Luther. L'art du maestro s'est épanoui dans le contexte ecclésiastique de l'Allemagne luthérienne du XVIIIe siècle. Les phrasés mélodiques de Jean-Sébastien Bach font écho à la rhétorique de Martin Luther. Celui-ci introduisit le chant dans les cultes. Celui-là établit un dialogue entre lui-même et son auditoire. Il faut aller à Leipzig, à l'église Saint-Thomas où Bach officia de 1723 à 1750, pour saisir et apprécier cette dimension à la fois humaine et spirituelle qui fait de la musique de chœur en particulier un art transcendantal. En forçant à peine le destin, car ils s'y produisent chaque samedi, on y entend la chorale de Thomaskirche. Une formation historique: elle apparaît dans les archives dès 1254!
Les Choristes... L'évocation du film de Christophe Barratier est immédiate à écouter ces quatre-vingt-dix garçons âgés de 8 à 18 ans, vêtus de bleu marine et droits comme autant de «i» devant les grandes orgues. L'église est pleine à craquer. Il y a deux mille places. L'auditoire écoute religieusement Bach dont la dépouille repose ici depuis qu'un ouvrier de Leipzig l'a sauvée des pillages en 1949. On aimerait applaudir. Mais l'interdiction est inscrite sur le programme.On se rattrapera ce soir, à l'opéra de Dresde, balcon sur l'Elbe qui renaît lentement et superbement de ses cendres, à deux heures de route (s'il n'y a pas d'embouteillage), en Saxe.
Avant de partir, on se laisse conter Bach encore dans sa maison, située juste en face de l'église Saint-Thomas. C'est l'un des rares lieux historiques où la visite est commentée en français. Elle ne l'est qu'en allemand dans la maison de Felix Mendelssohn-Bartholdy, également située à Leipzig, ou encore dans celle de Liszt, à Weimar, non loin de là.
La musique se joue des barrières de la langue. Le public est au diapason de Weber, Vivaldi, Wagner, Berlioz ou encore Chopin qui passèrent par Dresde.