SI L’ETNA résiste au béton, il le doit beaucoup à ses éruptions et un peu au dernier des barons Bonaiuto. La famille de Salvatore Bonaiuto arriva sur la grande île avec Blanche de Castille, en 1300 et des poussières. Lui, est revenu dans la ferme du grand-père, à Mascalucia, au-dessus de Catane. Une chapelle du XVIIIe siècle annonce l’allée qui mène à la bâtisse, à ses murs ocre tannés de soleil, à son puits autour duquel jappe le chien Seguia.
Dans la vague d’immeubles assiégeant l’Etna, Salvatore a transformé en oasis le verger et les trois hectares de vignes : ici, des agaves cisèlent le basalte, là, une pergola coiffe des bancs vernissés. Dans les cinq chambres d’hôtes de ce royaume de poche, on se sent heureux pirate d’une Sicile sarrasine. Marina, sa femme, mitonne la soupe aux pois chiches, le lapin rôti, assaisonne d’orange le thé et la salade. Quel avenir reste-t-il aux nobles de Sicile ?
Au XIXe siècle, alors que l’industrialisation et le chemin de fer conquéraient le reste de l’Europe, ils partageaient encore leur temps entre leurs demeures de Palerme et leurs « dolces villas » à la campagne. Le Guépard, du prince Tomasi di Lampedusa, les a révélés divisés entre l’orgueil de paraître et le plaisir de l’hospitalité. Mais de plus en plus, les jeunes représentants d’une aristocratie, peut-être moins embarrassée par ses titres qu’ailleurs, loue à des hôtes choisis une chambre au palais ou une dépendance à la campagne, où l’on goûte « la courtoisie la plus fine d’Italie, avec la piémontaise » (Lampedusa).
Dans la campagne virgilienne du sud-ouest sicilien, autour de Ragusa, des carrés de caroubiers clos par des murets de pierre sèche s’inclinent doucement vers les salines miroitantes. Les villages ont perdu leur innocence après l’éruption de 1669 et le tremblement de terre de 1693 : Modica, Ragusa, Noto, Comiso, affirment un baroque sensuel avec des fenêtres renflées, des pilastres en faux cils, des frontons ourlés comme des lèvres et des balcons jupons. A quelques kilomètres de Ragusa, Salvatore Mancini Nifosi, 44 ans, architecte, a converti un couvent de l’ordre de Malte en petit hôtel de neuf chambres et cinq cottages, Eremo della Giubiliana. Descendant d’une famille venue dans l’île avec Charles d’Anjou, Salvatore appartient à cette « petite aristocratie, comparable à la gentry britannique », attachée par-dessus tout à ses terres, et les quittant rarement pour les ors de Palerme et Catane.
En 1985, la grand-mère de la baronne Maria La Rocca dénichait à Carlentini, à 48 kilomètres de Syracuse, une demeure du XVIIIe. Sa petite-fille transformait il y a peu cette « demeure secrète » en « azienda agrituristica » originale, aux chambres taillées dans la roche. On ne trouve pas toujours dans ces demeures princières la pompe censée aller de pair avec les blasons, mais du charme, du style, du caractère. En outre, les grandes familles siciliennes parlent souvent un irréprochable français.
Le baron Pietro Beneventano exploite à quelques kilomètres de la presqu’île d’Ortygie, la Casa del Feudo : quelques chambres dispersées dans une maison perdue dans les vignes et citronniers. Si l’on en croit l’emploi du temps de cet homme de goût, la nonchalance n’est plus l’attribut du grand monde. Epluchant les livres de cuisine du XVIIIe siècle pour faire revivre quelques recettes oubliées, le comte a également repris la production d’un vin presque disparu, le muscat de Syracuse.
A Palerme ou Catane, la révolution des seigneurs est accomplie. Silvana Paladino mêle les stars du cinéma américain, la noblesse palermitaine et le simple amateur de pizze dans sa Tonnara Florio, à la sortie de la ville. Quant au palais Gangi, où Lucchino Visconti tourna en 1962 le fameux bal du Guépard, il reprend vie grâce au mariage du prince Mantegna avec Carine, une ravissante roturière lyonnaise. Le comte Alessandro Federico, dans son palais de la place Federico, au bout de la rue Federico, loue une chambre du XVIe siècle et donne des récitals dont sa femme Alwyne est la vedette.
Richard Wagner et Giuseppe Verdi ont joué sur le Pleyel qui trône dans le beau salon damassé de bleu. La famille d’Alessandro remonte à Frédéric d’Antioche mais d’après la comtesse la vie est désormais « normale » pour les aristocrates siciliens. Elle fait ses courses en bas de chez elle, au superbe marché Ballero de Palerme, avec pieds de porc, olives, et pickpockets... « Si jamais on vole un de mes hôtes, je descends, je rouspète et on me rapporte le larcin. » Les derniers Guépards savent encore se faire respecter.