Lorsque le roi Alphonse XIII confia au marquis de la Vega Inclàn la tâche de développer le tourisme en Espagne, les brigands n'arrêtaient plus les diligences en haut des cols, mais la péninsule était sous-équipée en hôtels modernes. Ce vétéran de la guerre de Cuba, esthète et grand voyageur, prit énergiquement les choses en main.
Au sud de la province d'Avila s'élève la Sierra de Gredos, un des plus magnifiques paysages d'Europe. Alphonse XIII venait y chasser le bouquetin des Pyrénées. Un chalet fut construit pour le roi, au milieu des effluves de musc et de pin sylvestre, qui devint le premier parador d'Espagne. Son inauguration à l'automne 1928 fut un événement mondain. L'épouse du poète Juan Ramón Jimenez (futur prix Nobel de littérature) se chargea de la décoration, le duc de l'Infantado prêta son cuisinier personnel, le père de l'actuelle duchesse d'Albe traduisit les brochures en anglais. Gredos était lancé.
Cette réserve de 80000 hectares fut longtemps l'Arcadie des pêcheurs de truites et des chasseurs. Aujourd'hui parc national, elle accueille plutôt les randonneurs et les amoureux de nature. Le pic Almanzor et les sommets voisins déploient leurs charmes neigeux sous les fenêtres de la salle à manger où les hôtes font honneur au cochinillo (cochon de lait rôti) et aux judiones de la Granja (gros haricots), spécialités castillanes. Dans le hall, un portrait d'Alphonse en uniforme nous rappelle que les meilleures choses ont une fin. En 1931, après le triomphe de la gauche aux élections municipales, le monarque abandonnait l'Espagne et ses trophées.
Patrimoine architectural
L'idée d'implanter des hôtels de luxe loin des villes, sur des sites historiques et (ou) offrant une vue remarquable, était novatrice dans les années 1930. Elle a permis à l'Espagne, pays à l'histoire aussi spectaculaire que complexe, d'exploiter au maximum son riche patrimoine architectural.
Entre-temps, quatre autres paradores avaient ouvert leurs portes. Celui de Manzanares (dans la Mancha), où Federico García Lorca avait ses habitudes, offrait le summum du confort: matelas à ressorts de fabrication anglaise, réfrigérateur et tourne-disque importés des Etats-Unis, salles de bains doubles. Conscient de l'urgence de proposer des itinéraires culturels, le «Colomb du tourisme» (surnom donné à Vega Inclàn) avait dans le même élan réhabilité le quartier de Santa Cruz à Séville, restauré la maison de Cervantès à Valladolid et créé le Musée romantique de Madrid après l'avoir doté d'une soixantaine de tableaux provenant de sa collection personnelle. C'est alors qu'éclata la guerre civile. Certains paradores furent réquisitionnés, d'autres transformés en hôpitaux ou bombardés. Selon les mouvements de la ligne de front, ils changeaient de maîtres. Condamné à mort par les républicains, l'administrateur du parador de Mérida dut sa survie à un obus qui démolit le bâtiment où il attendait son exécution.
Après-guerre, les paradores d'Andújar et de Tolède furent élevés pour commémorer les faits d'armes franquistes. La majorité des Espagnols vivaient alors dans un dénuement voisin de la misère, et il y avait dans les hôtels nationaux le «jour du plat unique» et le «jour sans dessert». Le généralissime ne donnait-il pas lui-même l'exemple de la frugalité? Manolete mourut en 1947 dans les arènes de Linares. Le Cordouan mélancolique avait passé sa dernière nuit au parador de Manzanares avant de rouler en Buick vers son destin. Le décès du matador marqua la fin d'un deuil.
Jusque-là enroulée sur elle-même, l'Espagne se déploie timidement. La décennie voit s'ouvrir quinze paradores, ce qui porte leur nombre à quarante. Ces hôtels sont créés pour promouvoir un tourisme de luxe. C'est l'époque de Maria Félix, la torride vedette mexicaine, de Barbara Hutton, l'héritière aux trois Rolls Royce, de la «Comtesse aux pieds nus», Ava Gardner, et de ses amours tauromachiques, des chasses du futur Shah d'Iran.
1953: inauguration en grande pompe de l'Hostal dos Reis Católicos, à Saint-Jacques-de-Compostelle, dont la restauration aurait coûté le prix d'un avion de ligne. 2004: année jubilaire*. Le biniou galicien sonne devant la façade moussue de la cathédrale, les pèlerins à coquille affluent de la terre entière.
C'est grâce au pèlerinage sur les reliques de l'apôtre que se resserrèrent les liens entre le nord de l'Europe et la péninsule encore sous le joug arabe. En stimulant l'esprit de résistance espagnol, cette migration a sans doute changé le cours de l'histoire. Les «jacquets» arrivaient souvent à Compostelle en piteux état. Ils trouvaient gîte, couvert et soins médicaux gratuits à l'hôpital fondé par les Rois Catholiques. Ce bâtiment pourvu de quatre cloîtres forme avec la cathédrale un imposant ensemble. Le plus vieil hôtel du monde n'est pas qu'un palace ordinaire, c'est un musée que des groupes visitent sous la conduite de guides. Les dix premiers pèlerins qui s'y présentent chaque matin sont restaurés gracieusement pendant trois jours, selon l'antique coutume.
Le boom touristique des années 1960 a vu l'éclosion de nombreux paradores, seize dans la seule année 1966. En dix ans, le nombre des hôtels nationaux a doublé, ce qui a nécessité des achats massifs de mobilier ancien. La commande passée en 1966 à un artisan de Tolède spécialisé dans les armures s'éleva à 2323500 pesetas. La saga est loin d'être terminée. De la terrasse du parador de Monforte de Lemos, ancien couvent bénédictin aux allures de place forte, inauguré en juillet 2003, on aperçoit le monastère de Santo Estevo (91e maillon de la chaîne) qui a ouvert ses portes en juillet 2004. Ce bâtiment d'une taille exceptionnelle domine les gorges du Sil, un des plus étonnants paysages d'Espagne où, à flanc de falaise, des vignerons alpinistes produisent un nectar blanc qui rend cette route des vins galicienne plus vertigineuse encore.