Dans un envol scintillant de dentelles juponnées et de châles à fleurs, d'étranges créatures ont surgi au coeur de la nuit chaude et moite. Mains gantées, visage masqué, parfois cagoulées et portant perruques, elles avancent, empaquetées dans des masses de tissus qui dissimulent le moindre millimètre de peau. Seuls phosphorent deux petites lumières sombres dans les fentes du loup noir ou du masque blanc parfois peint d'arabesques dorées ou semé de petites étoiles. Ces étranges figures féminines, les touloulous, sont les reines du carnaval guyanais, célébré chaque année de l'Epiphanie. Chaque samedi durant cette période, épouses rangées et mères de famille se métamorphosent et prennent le pouvoir. Le temps d'une nuit, dans les « bals parés-masqués » de Cayenne, elles règnent en maîtresses absolues sur les hommes qui se plaisent alors à se laisser dominer. Héritage des esclaves noires qui une fois par an tournaient en dérision leurs maîtresses, la tradition des touloulous s'oriente aujourd'hui vers l'inversion des rôles sexuels et des rapports de séduction.
Samedi soir à Cayenne. Une foule dense s'écrase devant Chez Nana Au Soleil Levant, une boîte de nuit qui n'existe que le temps du carnaval. Tandis qu'arrivent les touloulous et les « cavaliers », visage nu, sur leur 31, les suppositions vont bon train, certains croient reconnaître leur voisine ou leur collègue de bureau. Les femmes masquées ont passé la journée à se parer. Réalisés en secret, durant des semaines, avec l'aide de couturières spécialisées, leurs falbalas donnent lieu à une débauche de créativité. Soie ou viscose, qu'importe : c'est l'étoffe même des rêves. Les initiés disent déceler, à telle couleur ou tel motif, le code d'une famille ou d'un groupe... mais comme celles-ci s'amusent à échanger
leurs costumes et jouent sur l'épaisseur des tissus pour modifier la silhouette, le mystère reste entier. Parfois la pointure des gants ou des escarpins semble suggérer qu'il n'y a pas que des femmes sous ces atours féminins. Un soupçon que nient farouchement les Guyanais, mais dont un Brésilien de Cayenne nous a confirmé le bien-fondé, venant, lui, d'un pays où le machisme s'accommode fort bien du travesti.
L'atmosphère s'alourdit aux abords du Polina, un grand club dont l'immense parking et l'affluence record rappellent les grands festivals rock. A l'intérieur, ambiance torride. Les touloulous mènent la danse. Quand elles réclament l'un des cavaliers qui font tapisserie, il ne peut se dérober à leurs désirs. Et doit casquer pour alcools, champagne et souper. Les couples tournent, fabuleux danseurs, dans un vertige de sons sursaturés. L'homme se laisse guider, toucher, esclave consentant, parfois dans une véritable extase. Transe sexuelle, violence électrisée et divertissement bon enfant alternent sur des chansons qui évoquent, en créole, la société guyanaise : «Emilienne, pou ki sa to ka fê mo sa... pou touché le allocation ah!» («Emilienne, pourquoi tu me fais ça... pour toucher les allocations, ah!»)
Sur scène, engagé dans un marathon musical qui durera jusqu'au matin sans interruption, les Mécènes, groupe fondé il y a vingt-huit ans par le Haïtien Fortuné Mécène. En 17 albums, cette formidable machine à rythmes a inventé le style carnavalesque du « piké djouk », qui tient du zouk et de l'ancienne mazurka métissée de funk. Presque tous fonctionnaires, les Mécènes sont aussi des hommes d'affaires avisés qui produisent eux-mêmes leurs disques et sont actionnaires à 40% de l'exploitation du Polina.
A 9 heures du matin, les dernières voitures quittent le parking. Certains soirs, les chaudes nuits des touloulous sont conclues par un « vidé », sorte de défilé dans les rues de Cayenne. Dimanche après-midi, la ville accueille une parade loufoque et parodique, sous influence brésilienne mais sans la folie flambante qui anime le Sambodrome de Rio ou le Pelourinho de Bahia. Les enfants courent et crient, déguisés en diables rouges et noirs. Impression de fête triste, sans l'étrange intensité de la nuit passée. Les célébrations culmineront le mardi gras et le mercredi des cendres, où l'effigie du roi Carnaval sera consumée par les flammes. Laissant ici et là, pour la grande joie des commères de Cayenne, quelques « bébés touloulous » enfantés dans la chaleur de ces nuits paroxystiques.
Y aller
Paris-Cayenne (vol direct), 793 euros, Air France, 0820-820-820.
Office de tourisme de Guyane à Paris : 01-42-94-15-16, www.tourisme-guyane.com
Lire/écouter
« Le Bal paré-masqué, un aspect du carnaval de la Guyane française », par Aline Belfort-Chanol (Ibis Rouge Editions, 19,06 euros).