La couronne de lumières du grand hôtel Rex tourne dans des clignotements d'or. Klaxons. Ciel bas. Saigon sent la pluie et les pots d'échappements. Rebaptisée Hô Chi Minh-Ville (dîtes HCMV), la cité est un immense chantier. Des pas, des sonnettes, des marteaux, des motos... Bienvenue dans la danse, d'une frénésie indescriptible, de centaines de milliers de Honda Dream, scooters Attila, 4 x 4 Ford ou Toyota. Sans doute est-il impossible de conduire à Saigon sans se mettre dans un certain état de lévitation. On ne s'arrête pas, on serpente, on se frôle, on s'esquive, quand de légers chocs se font entendre contre les pare-chocs, quand se heurtent guidons ou panier de volailles caquetantes. Des familles entières, installées sur le même engin, ont l'air aussi tranquilles que dans un compartiment de première classe. Les femmes conduisent avec des gants blancs, un foulard de bandit sur le nez, ne laissant voir que deux yeux noirs derrière le masque blanc qui protège leur peau du soleil.
Tout semble avoir lieu dans la rue. On avale un Phô (soupe mêlant nouilles, herbes et viande) à la sauvette sur de petits tabourets en plastique rouge ; on regarde une jeune fille laver son linge dans une bassine au-dessus du caniveau ; on se détend à l'ombre des pagodes, où, pour les voeux importants, de jeunes enfants achètent des papiers votifs rouges, allument de grandes spirales d'encens et lâchent un oiseau. Entre les effigies de l'oncle Hô, les hôtels de luxe et les tours internationales se mélangent échoppes, magasins de téléphones Nokia, marchands ambulants, réparateurs de machines, vendeurs de pochettes en soie brodées des signes de la longévité. La rue Dong Khoi (ex-Catinat) exhibe aujourd'hui galeries d'art, salons de massage des pieds et vitrines de luxe. À quelques mètres, la rue Ton That Thiep a vu ses magasins de ventilateurs et d'électronique disparaître. Ils ont été remplacés par un glacier, un restaurant post-colonial huppé et une enfilade de boutiques de créateurs français. On y trouve le linge de maison de Catherine Denoual, les objets design de Christian Duc ou les accessoires raffinés de Rose Morant, qui travaille pour Hermès et Agnès B. Autre ambiance dans le quartier de Cholon. Des tonnes de marchandises, en vrac. Des femmes se balancent dans des hamacs suspendus au-dessus des étals de riz et d'insupportables effluves de poissons séchés. Les sens chavirés par les odeurs et les sons, on tangue.
De l'époque coloniale française restent quelques bâtisses, miniatures perdues au milieu des buildings. Le palais du gouverneur, la poste centrale, l'hôtel de ville... Le théâtre municipal, coincé entre la tour du Caravelle Hôtel et le flambant neuf Park Hyatt, reste le rendez-vous des jeunes mariées venues se faire photographier avant leur noce. En face, le mythique Hôtel Continental, propriété de l'État, vit sur sa légende. Lucien Bodard y écrivait ses reportages de guerre sans décoller du bar. Graham Greene y séjourna, ainsi que de nombreux correspondants étrangers. Plus tard, en 1975, ce fut la cantine des soldats nord-vietnamiens. L'hôtel devrait être rénové et agrandi par une annexe de neuf étages.
L'urbanisme de bon goût n'est guère le souci majeur du pouvoir. La fièvre et la spéculation immobilières font rage. Les loyers flambent. Le long de la rivière Saigon, des bulldozers rasent les baraques insalubres des paysans migrants venus se perdre dans les mirages de la ville. De nouveaux quartiers surgissent, proposant appartements duplex, terrains de golf, casinos... Les nantis favorisés par le régime se font construire d'immenses villas rococo dans le quartier d'An Phu. Leurs femmes passent des heures au centre Clarins pour des soins blanchissants, avant de s'offrir une nouvelle poitrine ou un nez à l'européenne dans l'une des innombrables cliniques de chirurgie esthétique. Le soir, expatriés et jeunesse avide de sensations font le tour des innombrables bars, se déhanchent au Liquid ou à l'Apocalypse Now. Chaque semaine s'ouvre une nouvelle adresse.
Adrien, 28 ans a quitté Marseille à 18 ans avec son baluchon. Il est l'exemple même du jeune étranger qui a tenté sa chance sous d'autres latitudes. Débarqué au Vietnam, il s'est improvisé porteur de riz, cueilleur de café, comédien dans des séries vietnamiennes à l'eau de rose... Il a ouvert l'En-Tête, nouveau bar branché où l'on se bouscule en fin de semaine pour déguster un gigot d'agneau au milieu des toiles contemporaines du peintre français Christian de Calvairac.
Repeints à neuf lors du trentième anniversaire de la victoire contre les Américains en avril dernier, les deux chars T 54 qui entrèrent dans Saigon le 30 avril 1975 brillent derrière les grilles de l'ancien palais présidentiel. La guerre ? Qui se préoccupe encore du passé ? Pour la majorité des jeunes nés après 1975, le sanglant conflit fait partie des livres d'histoire. Mais la cité sudiste n'a-t-elle pas toujours porté le péché d'Occident, oublieuse de traditions détenues par la mélancolique Hanoï, la capitale conservatrice ? Peuplée de transfuges du Centre et du Nord, cette ville d'aventuriers et de conquérants happe, enrichit et appauvrit. Ambivalente, secrète, boulimique, frondeuse, injuste et dépensière, Saigon rattrape le temps perdu
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