TURQUIE
Ali tisse des maillots de foot, à la lumière blafarde d'une ampoule électrique, au fond d'un caravansérail - han en turc - l'une des trente forteresses en ruine d'Istanbul, qu'il squatte avec une centaine d'autres travailleurs de l'ombre, sous-traitants du plus grand souk d'Orient. «Des han, il y en a d'autres, c'est de là-haut qu'on les voit le mieux...» affirme-t-il. Il suffit de le suivre dans le dédale du Büyük Valide Han, érigé en 1650, le plus grand han d'Istanbul: trois cours, deux étages qui encerclent une grande cour carrée où s'abreuvaient les chameaux et qui, aujourd'hui, abrite un élevage de coqs de combat, nourris au miel et aux graines germées. Puis on parvient à la mosquée sans minaret ouverte aux chiites arméniens. Au rez-de-chaussée, les écuries, qui abritaient les pur-sang arabes. Au premier, une galerie circulaire qui dessert les cellules, destinées, à l'époque, au repos des marchands ou aux esclaves vendus aux sultans. Au deuxième étage étaient stockées les marchandises précieuses: l'or, les bijoux, la soie.
On suit toujours Ali. Des ombres se faufilent dans d'immenses galeries voûtées et obscures, les métiers à tisser résonnent de toutes parts, à une cadence assourdissante. Un filet de lumière jaillit d'une porte dégondée ouvrant sur un escalier menant aux toits. De là-haut, le regard embrasse la ville: la Corne d'or, le pont et la tour de Galata, la tour d'Irène (ancienne tour byzantine), les minarets effilés des mosquées, le va-et-vient des cargos et des pétroliers, et les toits d'une flopée d'autres caravansérails, comme Küçük Yeni Han, construit au XVIIIe siècle, avec sa mosquée au dôme byzantin perchée sur le toit, ou Büyük Yeni, construit en 1754 sous le sultan Osman III, un han à trois niveaux dont la cour étroite abrite les étameurs et ciseleurs d'argent.
Istanbul s'apprend et s'apprivoise le nez au vent, au rythme de ses habitants. En parlant, on comprend vite que c'est par le Bosphore qu'il faut pénétrer dans la ville, de préférence avec les dolmus (taxis de la mer), des francs-tireurs qui font de l'ombre aux vapör, bateaux des services municipaux. Avec eux, on passe sur l'autre rive, à Üsküdar, en Asie, entassé avec les popes, les paysannes d'Anatolie et leurs poules, accosté par les barques de pêcheurs vantant la pêche du jour: la daurade, «l'œil noir», le turbot «kalkan». Avec eux, on fait escale pour un autre voyage dans le temps, à Balat, Fener, Fatih, Cibali, les vieux quartiers aux ruelles pavées, véritables toboggans quand il pleut. Derrière les vitres des yali, ces anciennes résidences d'été des notables de l'Empire ottoman, construites en pin ou en chêne, aujourd'hui en sursis après avoir résisté aux nombreux incendies, s'échappent des tuyaux de poêle et le regard perdu des enfants. En s'adressant à la fondation qui gère leur restauration, on peut visiter les plus somptueuses de ces demeures: le yali Kibrisli, celui des Ostrorog où dormit Pierre Loti, celui des Sadullah dont l'intérieur est digne des plus beaux harems.
Dans les cafés qui bordent les rues, autour d'un verre d'infusion de romarin ou de menthe, les vieux tapent le carton. Au fond subsistent encore les véritables temples du narguilé qui ont fait planer toute une génération de babas cool en route pour Kaboul. Des pipes anciennes, polychromes, gravées et poisseuses, sont exposées sur des étagères.
L'embout serré entre leurs dents en or, alignés sur une banquette en bois, leur veston accroché au-dessus de leur tête, les vieux tirent sur la pipe contenant leur mixture préférée: du jurak (50% de mélasse, 30% de tabac, 20% de fruits) ou du tombak (20% de jus de canne à sucre, 30% de tabac, 50% d'épices). Le rituel est immuable: chacun va chercher son tabac dans le tiroir de bois gravé à ses initiales, prend place sur un banc et attend, silencieux, que le patron dépose les braises, avec des pincettes, sur la collerette au sommet des pipes. Ici, le temps s'est arrêté... Seuls les effluves marins du Bosphore arrivent à s'infiltrer. Omar, 73 ans, regrette les narguilés installés sous l'ancien pont de Galata qui s'ouvrait aux bateaux toutes les trois nuits: «On y fumait dans des salles tout en longueur qui tanguaient au rythme du roulis des gros bateaux...»
Mais Omar avoue son faible pour d'autres rituels, comme celui de la salle des ventes des tapis, où il aime se rendre chaque jeudi. Dans une salle obscure et voûtée, acheteurs et vendeurs, installés dans des stèles en haut des gradins, détectent d'un seul coup d'œil, «à la lisière et à la teinture», les trésors parmi la centaine de tapis amoncelés sur plus d'un mètre de haut, comme des bosses de chameaux: un yörük - tapis de style nomade fabriqué par des sédentaires - et un véritable kilim tissé par des Turkmènes. Les bonnes affaires s'arrosent au raki dans un café, ou au mahalli hamam (bains de quartier), serviette et savon sous le bras. Là, sur le marbre tiède, les hommes s'en remettent aux colosses de service, d'anciens lutteurs à l'huile, aguerris à l'art du massage, qui les malaxent au gant sec et les rincent à l'eau froide. Ce lieu n'a rien à voir avec le hammam Cagaloglu, érigé il y a plus de trois siècles, dont les ogives sculptées, les coupoles ajourées de vitraux, les bancs creusés dans le marbre d'Anatolie, les masseurs reconvertis au massage «doux» à l'occidentale, destinée aux épidermes les plus délicats, font toute la particularité.
C'est dans les vapeurs du hammam que les langues se délient, que le contact s'établit. On apprend, entre autres, que dans certaines demeures d'Üsküdar, on ne paie pas - comme dans les tekke(couvents) pour touristes - pour assister au sema, la danse mystique des derviches tourneurs, on y est invité. Il suffit de pousser la porte pour regarder ou suivre l'enseignement d'un cheikh, le maître. La danse fait des adeptes chez les paumés et les cadres stressés. Atteindre l'extase, écouter le silence, se ressourcer sont les leitmotive des initiés. Ce «voyage hors de soi-même» trouve son apogée lors de «la ronde des planètes autour du Soleil», rythmée par les sonorités rauques du saz (luth) et des tambourins, lorsque, inspirés par le poète mystique Mevlana Celaleddin Rumi, chaussés de cuir souple, dans leurs tuniques blanches ouvertes comme des corolles représentant le linceul de la mort, les derviches tournent de plus en plus vite, sans jamais se toucher, jusqu'à l'extase. On peut assister à coup sûr au sema, le dernier dimanche du mois, au tekke de Galata, le couvent des derviches. On y accède par une petite porte donnant, à gauche, sur le cimetière des derviches, où trônent le tombeau d'un cheikh et des stèles surmontées de fez à turban, près d'une fontaine aux ablutions et en face d'un café où la jeunesse dorée d'Istanbul sirote un Coca sur fond de musique techno.