Une calèche fait le tour de l'ancienne place Royale, rebaptisée place de l'Imam depuis la révolution islamique. Les passagers, des touristes, ne savent plus où donner de la tête tant l'élégance de cette esplanade est éblouissante. Mené par un cocher débonnaire, le cheval trotte tranquillement et s'arrête docilement devant chacun des monuments qui la bordent. Fermée sur ses quatre côtés par une très symétrique série d'arcades doubles, la place fut aménagée selon la volonté du shah Abbas Ier (1571-1629) au début du XVIIe siècle. Tout à ses rêves de grandeur, le monarque avait commencé par transférer la capitale perse de Tabriz à Ispahan, afin de l'éloigner des frontières du menaçant voisin turc. Puis, en profitant de la grande prospérité persane de l'époque, et pour marquer de son sceau sa mainmise sur le pouvoir, Abbas le Grand fit transformer Ispahan. La place accueillait les grandes fêtes et les tournois de polo qu'affectionnait la cour. A présent, débarrassée des voitures, qui ne peuvent la traverser que sur une petite portion de rue, ornée d'un bassin et de fontaines posées au milieu des pelouses, elle est l'un des lieux de promenade favoris des habitants, qui viennent y pique-niquer en famille aux beaux jours.
La calèche s'immobilise devant le portail de la sublime mosquée de l'Imam, l'ancienne mosquée du Roi, édifiée à la demande d'Abbas, sur le flanc sud de la place. Le majestueux monument chiite dresse ses deux minarets bleu clair devant un dôme imposant, situé en retrait, au-delà de la traditionnelle cour intérieure. Derrière se découpent les montagnes ocre qui entourent la cité, construite sur un plateau à 1 500 mètres d'altitude. L'édifice au magnifique décor en céramique, devenu monument historique, n'est plus guère fréquenté que par les touristes, iraniens ou étrangers, qui peuvent à loisir arpenter ses salles et ses cours.
L'autre Ispahan
Sur le côté nord de la place, où s'achève le paisible périple de la calèche, s'ouvre l'entrée du vieux bazar, marquée par un modeste portail décoré de mosaïque en faïence. A partir de là commence l'autre Ispahan, celui de l'Iran vivant d'aujourd'hui, loin des vieilles pierres. Dans cet antique dédale de ruelles couvertes habitées de boutiques de toutes sortes règne l'agitation. Au milieu des cris, les commerçants vendent tout et n'importe quoi, du classique tapis persan, dont on vous assure toujours qu'il est le plus beau et le moins cher de la terre, aux ustensiles de cuisine en passant par les pièces détachées d'automobiles, les tissus imprimés artisanalement sur place et, aussi, les aliments.
En sortant du bazar, près de l'énorme mosquée du Vendredi, bâtie pour l'essentiel entre le VIIIe et le XVe siècle, le brouhaha du trafic automobile et l'animation sur les trottoirs surprennent. Hommes, femmes et enfants, mêlés, vaquent à leurs occupations, dans une ambiance très affairée. Au centre des principaux carrefours, un policier tente de régler la circulation, toujours assez anarchique. Contrairement à ce que montre le récent film Le Cercle, de Jafar Panahi, tourné à Téhéran, l'atmosphère paraît, ici, assez décontractée. Bien que toujours contraintes de porter au moins leroussari, le foulard, voire le tchador, grand voile qui les couvre de la tête aux pieds, les Ispahanaises semblent pouvoir se vêtir avec davantage de fantaisie qu'aux temps les plus radicaux de la révolution islamique. Maquillées, mèches de cheveux apparentes sous le foulard aux couleurs vives, jeans effrangés sur des chaussures branchées à talons compensés, beaucoup de jeunes femmes tentent d'affirmer leur souhait d'une évolution. Rentrées chez elles, la plupart se débarrassent du roussari pour ressembler à des Occidentales. A Ispahan, comme dans les autres grandes villes iraniennes, la télévision, pourtant sévèrement censurée, et Internet, moins bien contrôlé, montrent qu'ailleurs dans le monde on vit autrement. Du coup, pour échapper à la chape de plomb politico-religieuse et aux difficiles conditions économiques - où passent les revenus du pétrole, s'interrogent certains Iraniens? - beaucoup de jeunes rêvent de s'exiler pour aller vivre en Amérique du Nord ou en Europe.
Rencontres et discussions sont possibles avec les Ispahanais, avides d'échanges avec les visiteurs, encore peu nombreux, qui circulent dans leur pays. Parmi les lieux où le dialogue s'instaure facilement, figurent les chaikhaneh, maisons de thé, installées sur chacun des quatre vieux ponts qui enjambent le Zayandeh Rud, la grande rivière de la région. Rendus piétonniers, ces ponts, dont le plus ancien date du XIIe siècle, permettent de passer du centre-ville au quartier de Djolfa. Au milieu, sous une arche, sont aménagées ces petites maisons de thé pleines de charme, au chaleureux décor de guirlandes, de lampes tamisées et d'objets hétéroclites où il fait bon boire et fumer le narguilé, tout en conversant avec ses voisins, quand ils parlent quelques mots d'anglais ou, plus rarement, de français. C'est dans ce genre de lieux qu'on mesure le mieux la grande hospitalité des Iraniens de la rue, loin de cette image de fanatisme qui persiste en Occident.