Avec ses palais reflétés dans les eaux calmes des lacs, ses forteresses altières, les sortilèges de ses mélopées et de ses danses, le Rajasthan fait rêver de splendeurs anciennes. Mais au cœur des royaumes des maharadjas il est un Rajasthan plus secret: celui des villages. Près de Jodhpur, à la lisière du désert, vivent des peuples de cultivateurs et de pasteurs. La beauté de leurs vêtements et de leurs bijoux d'or, le charme de leurs maisons de terre rouge, chaulées de blanc ou peintes en bleu, décorées par les femmes de motifs végétaux, ne le cèdent en rien aux magnificences princières. Ce peuple vit au rythme des moussons: quand les pluies sont abondantes, c'est la prospérité.
Le soleil du matin filtre une lumière rose sur le lac de Chhatra Sagar où voguent, nonchalants, de grands pélicans blancs. En polo Lacoste et boots anglaises, Harsh Vardhan Rathore accueille ses hôtes sous l'auvent qui tient lieu de salon salle à manger de son hôtel de toile. Descendant d'une famille aristocratique qui, depuis le xiie siècle, règne sur ce domaine à une centaine de kilomètres de Jodhpur, il produit sur 120 hectares, avec son père et ses frères organisés en coopérative, du coton, des céréales, des pois chiches et des piments. Renonçant à faire carrière à New Delhi, il a créé auprès de l'ancienne demeure familiale ce campement de luxe. Sur le barrage de retenue des eaux, onze vastes tentes à l'aménagement raffiné: tentures tissées à la main, sol peint de motifs traditionnels au henné et moderne salle de bains. Aux voyageurs intéressés par un peuple et sa culture, il propose de découvrir un mode de vie en harmonie avec la nature. Cuisine strictement végétarienne, préparée par son épouse et sa mère: on ne consomme ni les poissons du lac ni aucun oiseau. Source d'énergie: le méthane, un gaz de décomposition des matières produit en abondance grâce aux troupeaux et qui suffit largement à chauffer l'eau.
Dans la Jeep de Harsh Vardhan Rathore, nous longeons des champs de piments dont la couleur rouge, assortie aux saris des femmes occupées à la cueillette, tranche sur la verdure. Dans les maisons d'argile vivent cinquante familles de bergers et de cultivateurs, un potier, des charpentiers. Notre hôte y est accueilli en «seigneur»: si sa lignée a perdu tout pouvoir depuis que l'Inde a fait sa révolution, elle continue à bénéficier d'une aura spirituelle qui, en contrepartie, lui confère des devoirs d'assistance… La principale culture est celle du sésame, dont l'huile est pressée sur place, le préposé à la meule étant rémunéré par un certain poids de grains. Peu de roupies circulent dans cette économie de troc. Les bijoux que portent les bergers (lourds bracelets et boucles d'oreilles pour les hommes, colliers et ornement de narines délicatement ciselés pour les femmes) servent souvent à garantir une dette. Le gouvernement a créé un dispensaire et une école pour les enfants, scolarisés en anglais, et non dans le dialecte local, le marwari. Végétariens, ils ne consomment ni thé ni alcool mais de l'opium. Près d'un petit temple hindou aux remarquables sculptures du ixe siècle, un groupe de bergers est en train de préparer une cérémonie: l'opium sera écrasé au mortier et préparé en décoction, filtrée trois fois, bue à trois reprises par chacun au creux de la main de son voisin, selon l'ancien rituel des confréries de guerriers du Rajasthan.
Il nous sera donné de participer à une telle cérémonie, dans un autre village, tout près de Jodhpur cette fois. Guidés par un autre jeune «seigneur», l'héritier du Rohet Gahr, forteresse transformée en hôtel de charme pour voyageurs épris d'authenticité: ici Bruce Chatwin s'était isolé durant six mois pour écrire.
En chapeau de ranger et bottes de cavalier, Siddartha Singh nous embarque dans son 4x4 pour un «safari» pacifique, dans le bush à la végétation rare et drue. Ici ou là, un paon traîne sa queue oscellée, le babil des jungle bablers se fait entendre dans les buissons. Dans le ciel passe un vol de grues demoiselles, venues du désert de Gobi, dont la migration a inspiré maintes chansons du folklore. Au loin, d'extraordinaires antilopes noires à cornes torses semblent avoir été sculptées par un maître Art déco. Un animal qui a failli disparaître dans les années 1970, sauvé par les habitants de ces villages, le peuple Bishnoi.
Les Bishnoi? A l'origine, une secte de l'hindouisme fondée sur 29 règles (bishnoi=29) édictées au xvie siècle par le gourou Jambhoji. Ces «écologistes du désert» sont végétariens, protecteurs des animaux et des plantes, au point de se faire enterrer, et non, selon la tradition, incinérer, pour épargner le bois! Chaque village (dhoondli), bâti auprès d'un lac de mousson, a sa spécificité: il y a des villages de bergers, d'agriculteurs, de brahmanes (prêtres)… Les hommes portent vêtements blancs et turbans, les femmes sont drapées de couleurs vives et parées de bijoux d'or témoignant de la richesse de la famille. Le dessin des ornements, en forme d'éventail à la narine gauche, diffère selon les villages.
Dans une cour entre les huttes de terre aux toits de branches mortes (on ne coupe jamais les arbres), les étrangers sont accueillis avec du thé et des rires. Plus loin, le village brahmane est peint en blanc et bleu, avec une élégance à faire se pâmer les revues de déco.
Nous suivons les femmes dans leurs travaux quotidiens, au bord du lac, dans les maisons coquettes. Siddharta Singh nous présente aux anciens, qui nous dédient une petite cérémonie. La vie s'écoule ici dans une paix séculaire. Un temps suspendu. Mais jusqu'à quand? Déjà, le village possède l'électricité et derrière une porte de bois sculpté, sur les tapis jetés à même la terre battue, un petit groupe suit un match de cricket à la télé…
En 4x4 nous repartons vers la civilisation. Au bord d'un étang, appuyée sur son bâton, une bergère lève les yeux à notre approche. L'or étincelle à sa narine et dans son visage sombre son sourire est éclatant. Nous l'emportons comme un trésor. Sa silhouette, dans le soleil à contre-jour, est une grande statue d'or.