Ancrée dans les eaux sombres de l'Atlantique, Gomera est une oasis perdue. Jadis, à l'instar des autres îles des Canaries, elle servait d'escale aux conquistadors en partance pour le Nouveau Monde, atteint après vingt et un jours de navigation lorsque les vents étaient favorables. On accède à Gomera uniquement par bateau de Tenerife, plus précisément du port de Los Cristianos, grâce à une flotte de ferries mis en place par Fred Olsen, richissime armateur norvégien qui peut se vanter d'avoir, de son vivant, donné son nom à une impasse de San Sebastian, la capitale. Malgré la brièveté du trajet (quarante minutes), le dépaysement est au rendez-vous: ce soir-là, quelques dauphins curieux et enjoués nous accompagnent un bout de chemin, jusqu'à ce que le soleil couchant flamboie au-dessus des sommets vert sombre de la masse montagneuse qui se dresse devant nos yeux éblouis.
Les visiteurs débarquent sur la plaza de Las Americas, ombragée d'élégants palmiers. Gomera rappelle ainsi, avec insistance, qu'elle a été un passage obligé vers le continent américain. Surnommée «Isla Colombina», du nom du découvreur de l'Amérique, elle s'enorgueillit d'avoir accueilli Christophe Colomb à plusieurs reprises. En 1492, il vint avec trois caravelles se réapprovisionner en eau fraîche. On raconte volontiers que le puits qu'il a utilisé à San Sebastian se trouve toujours dans le patio pavé de l'ancienne maison des douanes, transformée depuis en office du tourisme: auprès de l'illustre source, une plaque indique que «cette eau a baptisé l'Amérique». On évoque aussi ses retrouvailles avec une ancienne amante rencontrée à Grenade, Beatriz de Bobadilla, devenue régente de l'île. Belle, volage et ambitieuse, celle-ci fut la femme du fils du conquérant espagnol de l'île. Le jeune comte exerça une telle dictature que les Guanches, peuple autochtone, finirent par l'assassiner au cours d'un traquenard diabolique. Lorsque Colomb revint en 1498, Beatriz de Bobadilla célébrait son remariage avec le maître de Tenerife et de Palma.
Dans la calle del Medio, la modeste maison-musée à la façade blanche du navigateur génois cohabite avec les bâtiments les plus prestigieux, symbolisés par l'église de la Asuncion. Celle-ci aurait recueilli les prières du célèbre aventurier, avant sa première exploration, puis celles de Hernan Cortes, l'intrépide «pacificateur» du Mexique. Tous les ans, en octobre, l'église est le lieu des festivités traditionnelles en l'honneur de Notre-Dame de Guadalupe, sainte patronne des Gomeros: amenée par bateau depuis Puntallana, à cinq kilomètres de la capitale, la Vierge est ensuite transportée en procession triomphale dans la cité. Tous les cinq ans, cette ferveur se déploie dans l'île tout entière.
Les liens tissés entre Gomera et les Amériques sont si étroits que ses habitants n'ont pas hésité à chercher refuge outre-Atlantique, notamment dans les années 50, au moment où les propriétaires fonciers franquistes étaient réputés pour leur dureté. Dans la vallée de Benchijigua, dont une partie a été rachetée par Fred Olsen, le village abandonné de Lasadoy offre un témoignage poignant de cet exode massif. Déserté par des paysans misérables en quête d'un eldorado au Venezuela ou à Cuba, le hameau n'est accessible qu'à pied et fait partie des curiosités pour les randonneurs. Chaussures de marche aux pieds, on progresse dans un no man's land qui s'échelonne de 600 à 1 100 mètres d'altitude, au milieu d'un silence épais troublé, çà et là, par le chant discret de quelques rares cours d'eau. Tous les camaïeux de vert semblent s'être donné rendez-vous: tour à tour se succèdent des bruyères arborescentes, des palmiers élancés, des cactus géants, des buissons d'agaves et des eucalyptus odorants. Est-ce la brousse africaine, ou la pampa sud-américaine, ou le bush australien? On perd ses repères, d'autant plus que le soleil et la bruine jouent à cache-cache, ce qui donne des arcs-en-ciel éblouissants.
Quelle agréable surprise lorsqu'un village habité surgit au fond d'une vallée! «Habité» est un bien grand mot. Nous n'apercevons qu'une vieille femme, qui nous adresse un sourire timide. Surplombant des terrasses où légumes et céréales sont cultivés par les habitants pour leur consommation personnelle, Imada sauvegarde jalousement ses maisons en basalte gris ou rouge, précédées d'un patio-cuisine; là, les femmes font griller le maïs, l'orge ou le blé pour en faire du gofio. Véritable «patrimoine culinaire national», cette farine est souvent proposée aux repas pour accompagner certains plats. Présentée sous la forme d'une pâte dure parfumée au miel, elle nous donne un coup de fouet pour l'ascension vers les plateaux.
Les aimables terrasses aux courbes arrondies sont maintenant remplacées par un enchevêtrement de pitons, de pains de sucre et d'orgues de basalte gris. Telles des sentinelles fidèles, ces sculptures impressionnantes semblent veiller sur le village endormi de Lasadoy, dans l'attente d'un hypothétique retour de ses habitants. D'autres l'ont effectué ailleurs, après avoir fait fortune: le riz à la cubaine proposé dans les restaurants évoque leur exil passager. En fin de parcours, un spectacle grandiose récompense nos efforts: les cheminées de Los Roques dressent leurs silhouettes monumentales vers les nuages, et on imagine aisément la formation mouvementée de Gomera voilà des millions d'années.
Ces convulsions lointaines ont aussi donné naissance à des plages de sable noir. Celle de Valle Gran Rey, à 45 kilomètres à l'ouest de San Sebastian, est la plus fréquentée. La route se faufile à travers de multiples barrancos, ravins vertigineux striés de terrasses qui dévalent vers l'océan en contrebas; elle traverse, au cœur de l'île, une forêt de cèdres et de lauriers recouverts de mousse du parc national de Garajonay, où culmine le plus haut sommet du même nom (1 487 mètres). Si la terre rouge et fertile de Gomera a engendré l'une des plus étonnantes forêts du monde, elle est aussi source de création pour les potières. Un petit détour vers El Cercado s'impose: installées dans des maisonnettes à toit-terrasse orangé et vert, elles inventent sans tour, uniquement avec leurs mains, des vases et ustensiles aux formes «primitives», cuites ensuite au four à bois.
Plus loin, des demeures cossues à plusieurs étages annoncent Valle Gran Rey. Des bananeraies verdoyantes mènent vers la plus grande plage de sable noir de l'île, dont la réputation est propice aux affaires; appartements à louer, boutiques, restaurants et bars ont poussé comme des champignons sous la houlette d'entrepreneurs allemands et espagnols. Sur le port, des affiches publicitaires offrent l'embarras du choix entre des minicroisières pour admirer la falaise basaltique de Los Organos, des excursions pour voir dauphins et baleines, des parties de pêche au gros très sportives et des baignades dans des criques secrètes. Le paradis est bien sur terre, à portée de main des amateurs de plaisirs simples.
Se loger:
AUBERGE DE JEUNESSE
- Los Telares
- Carretera General 10, La Gomera