Il en est d’un voyage comme d’un nouvel amour. On ne sait jamais à l’avance ce que l’on vivra. Les Keys (prononcez «kiz»), ce chapelet d’îles qui s’égrènent au sud de la Floride, est la destination idéale pour les voyageurs prêts à jouer au chaud et froid des sensations et des sentiments. J’aime puis je déteste, je veux rester et j’ai envie de fuir…
Au départ de Miami, le voyage se fera en voiture. Nous sommes en Amérique, chacun dans son habitacle, la clim à fond, la vitesse limitée à 40miles à l’heure (60km/h environ) et, de Key Largo à Key West, une route droite qui franchit les îles et les ponts. Droit devant! Pourtant le chemin se fait à l’envers. Le mile zéro (MM0) de la USA1 est à l’arrivée, à Key West, l’île habitée la plus à l’ouest; et le mile105 (MM105) au départ à Key Largo. Ici, on ne nomme guère les localités par leur nom. Pragmatisme américain oblige, on ne s’embarrasse plus de lettres. On ne garde que les chiffres, ceux écrits sur les bornes qui jalonnent la chaussée.
Miami est tentaculaire et s’effiloche en d’interminables centres commerciaux. Puis, après un petit pont, un panneau indique l’entrée dans Key Largo. Les fast-foods succèdent toujours aux stations-service comme si l’on avait voyagé pour rien. On cherche en vain l’ombre de Humphrey Bogart et de Lauren Bacall. Soupir au volant, boîte automatique, air climatisé, paysage aseptisé, jusqu’au MM100, où l’«African Queen», le bateau de Bogart et de Katharine Hepburn, est conservé là sur cales, vieille, minuscule et émouvante carcasse au milieu des yachts. Les images du chef-d’œuvre de John Huston reviennent en vague. Les «incroyables Florides» chères à Rimbaud («le Bateau ivre») distillent leur premiers charmes. Dès lors, on est prêt à tout et l’on embarque avec maillot de bain, casquette, écran total, masque, palmes et tuba (à louer sur place) sur un catamaran qui remonte les canaux d’une immense marina jusqu’à l’Atlantique. Chez nous, l’Océan est toujours un peu froid. Là-bas, c’est une mer chaude dont les eaux se mêlent à celles des Caraïbes. Les poissons sur la barrière de corail ne s’y trompent pas. Ils exhibent leurs couleurs tropicales, leur bleu Klein, leur jaune canari, tandis que les étranges gorgones coralliaires semblent danser pour séduire les plongeurs. Les touristes américains et les jeunes mariés raffolent du «Champagne Sunset Sailing Trip» à 20 dollars, soit un peu moins de 20euros (départ à 17h15). Après la plongée, l’équipière du capitaine offre un mousseux jaunâtre quand le soleil rejoint l’océan. Elle photographie les couples enlacés et propose pour 5dollars leur portrait dans un porte-clés! Pour fuir ce piège à touristes et mieux voir les poissons, il faut embarquer à 9h ou à 12h30.
Next stop: le Wild Bird Center (MM93.6). Les oiseaux sauvages réussissent à séduire les derniers voyageurs encore dubitatifs. Oui, ici ce n’est pas pareil. Les hérons blancs, immobiles, semblent taxidermés. Puis soudain, sans raison, ils s’envolent au-dessus des mangroves. Les aigles foudroient les observateurs du regard. On se sent tout petit, tout bête devant l’animal. Les pélicans sont moins impressionnants mais, blessés pour la plupart, ils nous rappellent que le pire ennemi de la terre, c’est l’homme. Ce centre ornithologique n’est pas seulement un lieu d’observation des oiseaux natifs de la région. Il recueille aussi les rescapés des accidents de la mer et de la route. La USA1 est toute proche et l’on entend le vacarme des voitures et des camions qui mangent des miles. Même au Kona Kai Resort (MM98), un délicieux hôtel de onze chambres au raffinement européen, on n’échappe pas totalement au fond sonore.
Le Dolphin Research Center (MM59) est un anti-Marineland où les dauphins nagent dans l’océan. Seules des barrières de bois les empêchent de prendre le large. C’est là que vivait Flipper, star de la télé et ancêtre de plusieurs dauphins du centre. Comme lui, ils font de joyeuses pirouettes pour les touristes. Ils font aussi l’objet d’études scientifiques dans l’unité de recherche.
Prochaine étape: Pigeon Key (MM46.5), une île étonnante où des centaines de pauvres hères travaillèrent sans relâche à la construction des ponts d’une voie de chemin de fer au début du siècle dernier. En 1935, un ouragan plus puissant que les autres détruisit une partie de l’édifice. Le pont devint une route, puis fut abandonné au profit du Seven Mile Bridge que l’on franchit aujourd’hui. Eau bleu turquoise, Pigeon Key vert émeraude et ouvrages d’art comme des traits tirés à la règle par un dieu architecte, le contraste caractéristique des Keys entre la nature et l’hyperstructure atteint ici son point culminant.
Key West est l’ultime étape de ce road-movie que chacun tourne dans sa tête. Le jour, c’est une ville-musée aussi proprette qu’un village de Disneyland avec ses jolies maisons xixe entièrement retapées. La nuit, c’est Ibiza avec ses boîtes à l’ambiance torride. La maison de Hemingway et celle du gardien du phare nous rappellent qu’ici vivaient autrefois des hommes et des femmes au tempérament fort, qui aimaient la mer, la pêche, la fête entre amis et la littérature. Et l’on reprend le volant, un peu différent.