On ne voit plus de trains fantômes que dans les foires ou autres Luna Parks... Mais en Ecosse, train ou pas train, on ne badine pas avec les revenants : ils sont partout et défense d'en rire ! On connaît l'image de donjons en ruine hantés par d'étranges spectres et survolés de lugubres corbeaux. Mais de splendides châteaux, comme ceux de Cawdor ou de Glamis, détiennent des records d'apparitions. Est-ce l'effet de la bière ou de boissons plus fortes ? Le long des distilleries, le boggy-roulis du luxueux Royal Scotsman est propice à l'onirisme le plus échevelé...
Parodiant Tristan Bernard, on pourrait dire que, si de Burntisland on voit Edimbourg, c'est qu'il va pleuvoir ; en revanche, si on ne voit pas la capitale écossaise, c'est qu'il pleut déjà... En ce matin de juin, pour changer, un beau soleil éclabousse le détroit de Forth. Au pied du château d'Edimbourg, Princes Street est remplie de jeunes filles en minijupes et de garçons torse nu. La ville «noire» a pris des couleurs et se prépare déjà à accueillir en août son festival international de danse, de théâtre, d'opéra et de musique classique, pic de sa saison.
En attendant, les touristes font les soldes : shetlands, tweeds et surtout cashmeres s'arrachent. Certains s'attablent dans des restaurants pour goûter le haggis,spécialité locale à base de foie, de mou et de coeur de mouton, de flocons d'avoine, d'oignon, de noix de muscade, arrosée de jus de citron et bouillie dans une panse de brebis... Bon appétit ! Certains vont faire leurs dévotions devant la statue de Sherlock Holmes. D'autres encore, dans le surprenant spa de l'hôtel Sheraton, s'immergent dans les bains bouillonnants à ciel ouvert d'une sorte de jacuzzi géant à 38°, en contemplant le château perché sur son rocher à 131 mètres d'altitude.
L'Ecosse est exotique, parfois extravagante. Pays de traditions, de fantasmagories, de fantômes et de revenants... On ne croit pas si bien dire : Rael est de retour ! Les murs de la capitale sont couverts d'affichettes annonçant la conférence du «pape» de la vie éternelle, alias Claude Vorilhon, qui revendique 60 000 fidèles de par le monde. Il est là, au Sheraton, avec sa tenue d'un blanc immaculé, sa barbichette et son petit chignon, flanqué de son éminence grise, Brigitte Boisselier. Il est là, ludion inquiétant, dans la «capitale spirituelle du clonage», puisque c'est à Edimbourg que la brebis Dolly – le premier mammifère cloné – a vu le jour. Et sans Dolly, Rael n'aurait pas eu la révélation...
Oui, l'Ecosse est un pays surprenant et, s'il en fallait une nouvelle preuve pour se changer les idées après les «cloneries» de M. Vorilhon, pourquoi ne pas se laisser tenter par le Royal Scotsman ? Il s'agit d'un train de luxe qui peut accueillir trente-six passagers au maximum dans ses compartiments au somptueux décor édouardien. Son but est, certes, de leur faire découvrir l'Ecosse mais, aussi, de leur servir des repas succulents, arrosés des meilleurs alcools... Les tarifs ne sont certainement pas à la portée de tous mais, comme on dit ici, «Rule Britannia !».
13 h 30 : vêtu d'un kilt traditionnel, un joueur de cornemuse plus vrai que nature accueille une vingtaine de passagers sur le quai n° 10 de la gare d'Edimbourg-Waveley : des Britanniques, mais aussi des Américains, des Autrichiens et des Hollandais conduits par celui qui fait office de maître de maison, Quentin Banting dit «Q». Moyenne d'âge, soixante ans à vue de nez...
13 h 38 : champagne à volonté et le Royal Scotsman s'ébranle à l'heure prévue pour un circuit qui le mènera vers Perth, Inverness, Aberdeen et Dundee. L'itinéraire dans cette région des Grampians dure deux jours, mais il en est proposé de plus longs, de trois à sept jours selon les cas. En fait, on compte en nuits, comme dans les hôtels. Et, la nuit, le train reste en gare pour ne pas perturber le sommeil de ses bienheureux passagers. Tant pis pour le boggy-roulis !
Les valises ont été déposées dans les cabines et c'est bientôt l'heure de la visite : le compartiment salon avec les journaux du jour, des fleurs fraîches, ses profonds canapés et sa véranda arrière pour respirer l'air frais, les deux wagons-restaurants aux panneaux d'acajou, le bar, la bibliothèque, les cuisines, les cabines revêtues de belles marqueteries (avec appliques et gravures aux murs, miroir, coiffeuse, salle de bains privée, tables de nuit) et, enfin, le bureau de l'impeccabletrain manager, le Français Vincent Gullon, qui règne sur un équipage - hôtesses, cuistots et mécano compris - de onze personnes.
Edimbourg s'éloigne. La statue de Sherlock Holmes aussi. Sir Conan Doyle est un pur Ecossais et l'on retrouve dans le Royal Scotsman un je ne sais quoi de l'atmosphère de ses romans.
L'élément ferroviaire, il est vrai, est présent dans plus de trente affaires résolues par le détective. D'après un membre érudit de la Sherlock Holmes Society, il existait en Grande-Bretagne au début du siècle dernier des dizaines de compagnies qui exploitaient plus de 35 000 km de lignes avec une armada de 20 000 locomotives, 70 000 voitures et 700 000 wagons. Bref, un réseau «extrêmement compliqué» et une mine pour les auteurs de romans policiers !
Le bon docteur Watson est-il monté à bord ? Sherlock Holmes, sa pipe et sa loupe, avec lui ? Après deux ou trois whiskies, tout devient possible... En milieu d'après-midi, le train stoppe à Kingussie, dans la tendre vallée de la Spey. Là, un autobus aux couleurs bordeaux du Royal Scotsman transporte les voyageurs au Highland Folk Museum. Après s'être émerveillés devant de vieux outils agricoles, ils ont droit à un récital de chansons gaéliques dans une grange... Le décalage entre le relatif inconfort de celle-ci et le luxe du train fait le charme de l'entreprise. Et les couples d'Américains dont les aïeux ont quitté l'Ecosse un ou deux siècles auparavant sont sincèrement émus. Sherlock Holmes ou pas, ils ont là sous les yeux les indices, voire les traces palpables d'un passé enfoui.
La tendance à quitter le «vieux pays» a toujours marqué l'Ecosse. Pour le romancier Alastair MacLean, la raison en est simple : les Ecossais sont des«aventuriers nés» ! Ils seraient aujourd'hui une vingtaine de millions de par le monde et, où qu'ils se trouvent, dit-il, «ils s'empressent de fonder une société de Saint-André et l'inévitable cercle des amis de Burns» (1). Robert Burns est ce barde du XVIIIe siècle qui écrivait des poèmes enflammés contre l'intrus anglais et dont l'anniversaire est fêté dignement en Ecosse tous les 25 janvier.
Les Ecossais aiment les histoires et veulent les faire partager. Une fois revenus dans le Royal Scotsman sous la houlette vigilante de «Q», les passagers n'y échapperont pas. Après un dîner aux chandelles – smokings et robes longues de rigueur – arrosé d'un sauvignon blanc d'Australie, d'un saint-émilion grand cru Bellefont-Belcier et d'une grande réserve Alta Vista d'Argentine, unstory-teller en costume d'époque viendra leur raconter dans le compartiment salon la terrible défaite de Culloden... C'est ici, sur cette lande désolée, que l'aventure du «gentil» prince Charlie prit fin le 16 avril 1746 (2). Ses troupes furent littéralement taillées en pièces par l'armée du duc de Cumberland et, dans la voix du conteur, toute la fierté blessée des Ecossais résonne encore. Les passagers qui, sonnés par les bons vins, l'écoutaient dans un état second, se réveillent d'un seul coup pour l'applaudir...
La nuit est douce à Boat of Garten où le Royal Scotsman s'est arrêté pour la nuit sur la ligne ferroviaire privée de la Starthspey Railway. Il faut reprendre des forces avant de repartir en bus, à 9 heures du matin, dans le massif boisé de Rothiemurchus où les amateurs de tir au pigeon d'argile pourront exercer leurs talents. Un décor de pins, de bouleaux et de clairière. Il pleut et il ne fait pas chaud. Du thé, du café et surtout du whisky pur malt ont été prévus pour décongeler les doigts crispés sur la détente... Il faut dire que nous ne sommes pas loin de Kingcraig où des loups arpentent le Highland Wildlife Park et d'Aviemore d'où part la route menant au domaine skiable du mont Cairn Gorm. Un télésiège monte jusqu'à 1 100 mètres. Brr !... Heureusement, les deux distilleries de Cragganmore et de Cardhu sont toutes proches. Bonnes adresses !
Après un bref retour dans le train, l'infatigable «Q» conduit ses hôtes à Cawdor, clou du programme de l'après-midi, entre Invernes et Nairn. Un village et une jolie église blottis autour d'un château de conte de fées, des chevaux dans une prairie, un terrain de golf, des roses, lupins et rhododendrons à foison : c'est, dit-on, dans ce décor à la fois grandiose et champêtre que Macbeth, comte de Moray, se révolta contre Duncan Ier, le tua et se fit couronner roi à sa place en 1040... Rien de plus faux, puisque le château de Cawdor ne fut construit qu'au XIVe siècle. Mais William Shakespeare n'en avait cure, au grand dam d'un descendant de la famille Cawdor, mort en 1993, qui disait : «J'aurais voulu que le poète d'Avon n'écrive jamais cette maudite pièce !»
Le château – très cossu – est habité six mois de l'année par ses propriétaires et les fantômes des trois sorcières et de l'abominable lady Macbeth ne rôdent plus dans la tour médiévale. Mais on dit que Muriel Calder, une héritière de jadis, enlevée à l'âge de 12 ans pour être mariée, hanterait les lieux depuis sa mort, vers 1520, en robe bleue de velours. Un autre fantôme, celui d'une jeune femme sans mains, se promènerait ici depuis le XIXe siècle. Son père aurait ordonné qu'on les lui coupe pour qu'elle ne puisse plus toucher l'amant qu'elle voyait en secret...
La légende la plus connue raconte que la tour du château fut bâtie par le comte de Cawdor à l'endroit précis où, pour obéir à un rêve, son âne chargé d'or passerait la nuit... L'âne se coucha près d'une aubépine et on édifia donc la tour principale autour de cet arbrisseau qu'on peut toujours admirer dans la Thorn Tree Room. Un test au carbone 124 a permis de dater sa mort – due au manque de lumière – à l'an de grâce 1372 !
La visite s'achève. «Q» rameute ses troupes. Il est l'heure de reprendre le bus pour rejoindre le Royal Scotsman en gare de Keith. Mais le rail est décidément présent partout puisque les comtes de Cawdor ont donné leur nom à trois locomotives : la première, Earl Cawdor, n° 3297, fut construite en mai 1898 pour la Great Western Railway et modernisée en 1903. La deuxième, n° 3203, date de 1936. Et la troisième, la n° 5046, fabriquée à Swindon, de 1936 aussi. Une superbe locomotive à charbon dont un modèle identique – la Caerphylly Castle, n° 4073 – est conservé pieusement au London Science Museum...
Le bus passe à Moray devant la statue de l'amiral Nelson, à Kinloss où s'étend une base de la Royal Air Force et arrive à Keith (ville où naquit John Ogilvie, canonisé en 1976) en longeant les énormes entrepôts de la firme de whisky Chivas Regal. Non loin de là, la bourgade de Dufftown, siège de la distillerie Glenfiddich, affiche fièrement sa devise : «Rome fut construite sur sept collines, Dufftown se dresse sur sept alambics !» Une bonne occasion de boire un bon scotch au bar du train avant de goûter, au cours du dîner, à un gewurztraminer d'Altenbourg 2000, puis à un rioja réserve, Finca Valpieda, 1997, sous l'oeil de serveurs attentifs...
Le lendemain, retour à Edimbourg d'une traite. Dernières discussions dans le compartiment salon pour célébrer, entre autres, la «Vieille Alliance» entre la France et l'Ecosse (les Ecossais combattirent aux côtés de Jeanne d'Arc, ne l'oublions jamais !) et la beauté du paysage. Surtout lorsque le Royal Scotsman, avant d'entrer dans la capitale, traverse le détroit de Forth sur l'un des plus beaux ponts du monde, le Forth Rail Bridge, construit à la fin du XIXesiècle avec 50 000 tonnes de poutrelles d'acier. C'est là, sur ce pont de 2,5 km, qu'Alfred Hitchcock avait tourné en 1935 quelques scènes haletantes de son film Les 39 Marches. Les poutrelles ruissellent de pluie, elles n'en sont que plus belles...
Edimbourg, terminus. Nous achevons l'exploration ferroviaire de cette Ecosse dont Nicolas Bouvier (3) a dit : «Comme en Irlande, les routes tournent énormément sans autre raison apparente que de vous faire admirer tous les aspects d'un même paysage.» Un petit conseil pour finir : à la gare de Waveley, attention au distributeur de billets de la banque Lloyd's. Il avale les cartes de crédit sans les rendre. Ah, l'avarice écossaise !