Ici le vent mène la danse. Il siffle, il bouscule, il harcèle. C'est l'artiste qui, dans le sud de la Patagonie chilienne, a ciselé le décor tourmenté du parc national Torres del Paine, un espace grand comme l'île de la Réunion (2 400 km2 environ) au milieu duquel trône à un peu plus de 3 000 mètres le massif homonyme (400 km2).
Au bout du bout du monde à 400 kilomètres au nord de Punta Arenas, l'une des villes les plus australes du Chili, ce parc classé réserve de la biosphère par l'Unesco est situé à la hauteur du 50e parallèle, celui que les marins qualifient «de hurlant». Ouvrières à la chaîne de l'incroyable chantier de catastrophes écologiques survenues il y a quelque douze millions d'années, les bourrasques ont dessiné des paysages surréalistes. Fantastiques tours de granite dont les parois verticales fascinent les grimpeurs de tous les continents, arbres penchés entortillés sur eux-mêmes, glaciers géants, sortes «d'Amazone» de glace basculant dans des lacs émeraude ou saphir laissent le visiteur pantois. Personne à l'horizon, excepté des centaines de guanacos, petits lamas à fourrure fauve, gracieux comme des gazelles, quelques invisibles pumas, des cygnes à col noir, des flamants roses et des oies sauvages. Tandis que dans le ciel planent les mythiques condors.
On le devine sans peine, ici s'étend le paradis des amoureux de la nature. Emmitouflés dans plusieurs couches de laine polaire et chargés de lourds sacs à dos, les plus entraînés font des randonnées de six ou sept jours. De campements en refuges, ils empruntent les quelque 250 kilomètres de sentiers balisés à travers broussailles de la pampa, moraines chaotiques et fantomatiques forêts mangées d'humidité.
L'aventure est également ouverte aux voyageurs moins entraînés et soucieux de conditions moins spartiates. Une dizaine «d'hosterias» offrent un confort bienvenu sous ces latitudes réfrigérantes et proposent de spectaculaires excursions en étoile accessibles à tous. La plus fascinante de ces adresses est le Salto Chico d'Explora, sorte de paquebot blanc amarré sur la rive du lac Pehoé.
Dès le seuil franchi on sait qu'il va se passer quelque chose. Rosario, la maîtresse de maison, invite ses hôtes à découvrir les lieux : en haut, les chambres au décor minimaliste chaleureux, ici le salon aux profonds sofas, là le bar. Parquet blond, murs lambrissés, tout invite à faire comme chez soi. Mais collé à la baie vitrée qui court tout du long de la coursive, l'hôte ne songe qu'à contempler les parois blanches aux pointes noires des «Cuernas» (cornes) du Paine, l'immensité du ciel, la pureté du lac. Après les six heures de route et de piste avalées depuis Punta Arenas, chacun a définitivement le sentiment d'avoir basculé dans un autre monde. Dans le restaurant installé à la proue de ce navire, le spectacle continue. Entre le carpaccio d'artichauts et le sorbet de fruits rouges (chaque repas est un régal), des nuages ont assombri les parois, un pic s'est caché, un glacier est sorti de l'ombre, le vent trace des arabesques de folie sur le lac, métamorphosant le paisible décor en tragédie shakespearienne.
Ici, le temps est une girouette. Ensoleillé, pluvieux, venteux, très venteux... tout peut arriver en quelques heures, quelle que soit la saison. Mais il ne fait pas la loi. Qu'importe l'état du baromètre, le séjour se passe invariablement dehors, sous la houlette de Cristobal, Laureen, Mauricio et les autres... jeunes universitaires chiliens convertis par passion, le temps d'une année sabbatique, en guides naturalistes de moyenne montagne. Chaque soir, topo guides en main, ils expliquent les randonnées du lendemain. Que l'on choisisse de rejoindre les condors dans leurs repaires ou qu'on parte à travers la pampa pour botaniser, il y en a pour tous les goûts et toutes les formes. Seule constante : des points de vue spectaculaires sur les crêtes acérées, les glaciers géants, les lacs colorés.
Un jour ce sera le glacier Grey, vingt-cinq kilomètres de blocs taillés à la hache, qui viennent s'échouer dans le lac du même nom. C'est l'un des quarante-huit glaciers du «Hielo Sur», le troisième champ de glace le plus important du monde (13 500 km2)
après le Groenland et l'Alaska. «Le Grey perd 100 mètres chaque année», souligne Mauricio. On pense alors au réchauffement de la planète. «Mais, les scientifiques ne sont pas tous d'accord car la masse de la calotte n'a guère varié depuis cinquante ans.» Quatre heures et demie de marche mènent au bord de la spectaculaire cascade de pains de sucre bleu méthylène, hauts comme des immeubles, formant un front d'environ cinq kilomètres, qui se délitent en icebergs. Les moins chanceux d'entre eux termineront en vulgaires glaçons dans le verre de pisco sour, le cocktail local composé d'alcool blanc de raisin, de citron et de sucre, servi, comme le veut la tradition, à bord du bateau mouche qui cabote le long de cette muraille.
Il y a aussi la vallée des Français, difficile chemin à travers les champs de pierres charriées par le glacier suspendu sur la ligne de crête ou les tranquilles sentiers à flancs de colline vers l'un de ces miradors «del Condor», «del Toro»... découvrant des kyrielles de lacs lovés autour des aiguilles et pitons aux couleurs du ciel. Ou encore, les promenades à cheval sur de paisibles montures harnachées d'une selle en peau de mouton et d'étriers en sabot à la mode des gauchos au visage buriné qui mènent la caravane. Ces chevauchées se terminent à l'estancia, autour de moutons grillés entiers, écartelés et empalés sur des broches. Décidément, la petite brochure sur l'art de voyager ramassée dans l'hôtel n'exagère pas : cette pérégrination au fin fond de la Patagonie est bien «une expérience vitale. Une fête des sens et un repos de l'esprit !»