De l'autre côté de la cordillère, l'Argentine a ses Andes, elle aussi. Mais ici, la montagne est toute différente. Tantôt vert-de-gris, tantôt orangée, lisse ou tourmentée, bon enfant ou déchiquetée, elle offre des teintes d'arc-en-ciel et des humeurs versatiles. On ne retrouve pas la tranquille unité de la façade péruvienne ni l'homogénéité ethnique de ses habitants. Mais le schéma reste le même : les Blancs sont en bas, les Indiens en haut...
Salta est une grosse ville au rythme provincial. Ici, dans cette région agricole et viticole, la crise argentine, on ne connaît pas. «C'est à Buenos Aires, là où se concentre le tiers de la population, que la vie est difficile, dit-on. Ici, cela n'a pas changé grand-chose.» Voilà une vérité que l'on devrait méditer plus souvent : quand les temps sont durs, quitter la ville. En toutes circonstances, la campagne reste un refuge nourricier. Salta a conservé ses beaux édifices coloniaux, le boeuf est fidèle à sa réputation, tendre et succulent, et le vin de la région voisine de Cafayate gouleyant. Biazzi, un peintre fameux en Argentine, habitant aujourd'hui Buenos Aires, a longtemps vécu à Salta. Toute son oeuvre, riche, abrupte et colorée, s'inspire de l'art indien. Comme beaucoup d'artistes et intellectuels argentins, il a baigné dans la culture française. «Mais depuis trente ans, c'est bien fini», dit-il avec une pointe de regret...
La bourgeoisie locale passe ses week-ends au pied des Andes, dans de vastes villas entourées de sous-bois, partant pour de longues promenades à cheval. Sur toutes les routes, on croise des cava liers : dans tout Argentin, il y a un gaucho qui sommeille. Le soir, on se retrouve autour de barbecues tandis que le crépuscule jette sur les contreforts des pâleurs bleues et vertes. On parle de la récolte de tabac, de la saison touristique, des dernières déclarations de l'ex-président Carlos Menem, réfugié au Chili après avoir quitté le pouvoir en emportant une partie de la caisse, des nouveaux procédés de vinification, des négociations sur le grand marché américain, des romans à la mode... Décidément, il fait bon vivre dans ce Nord-Ouest argentin...
Pour qui veut passer une journée en montagne, le train des nuages part avant l'aube. C'est la sortie de week-end des Saltais. A peine s'est-il élancé qu'il meugle dans la nuit, réveillant les habitants des faubourgs endormis. On franchit des cols, on débouche dans des cirques, on longe des montagnes hérissées d'énormes cactus, on dépasse des villages fantômes perdus dans la mesa, dont il ne reste plus que des pans de maisons en brique. Le décor est westernien en diable. A mi-journée, on arrive à San Antonio de los Cobres. Autrefois, il y avait du cuivre, du plomb, de l'argent, de l'or même. Il ne reste plus rien. Les Andes ont été exploitées jusqu'aux derniers filons. De l'autre côté, en Bolivie, la ville de Potosi se meurt elle aussi depuis des lustres. Edifiée à seule fin d'exploiter ses mines d'argent, elle était au XVIIe siècle l'une des cités les plus riches du monde. La splendeur de ses palais coloniaux témoigne de sa prospérité passée. Tout était en argent, des autels aux fers à cheval... Quand les filons furent épuisés, l'étain remplaça l'argent. Puis l'étain vint à manquer à son tour. Et Potosi, qui a sacrifié tant de péones pour la gloire de Leurs Majestés catholiques, n'en finit pas de mourir d'épuisement.
San Antonio, au coeur d'une montagne pelée, n'a pas connu ces heures fastes. Pour les 4 000 habitants, le passage du train est l'événement hebdomadaire. Ils arrivent des monts avoisinants, parcourant des kilomètres à pied pour vendre leurs produits artisanaux. Les Indiens d'ici ne ressemblent pas à leurs cousins péruviens : des traits moins graves, moins cuivrés. L'artisanat est fruste, mais comment résister à cette petite fille aux yeux de biche qui propose timidement pour un peso (un tiers d'euro), avec tant d'espoir dans le regard, un éclat de la pierre de montagne ? Un couple bien intentionné est venu avec un sac rempli de feutres que les enfants s'arrachent. Mais ont-ils du papier ? Un autre couple de jeunes Allemands descend avec leur bicyclette à San Antonio pour poursuivre jusqu'au Chili. Leur intention est de remonter jusqu'en Equateur. Quatre mois à vélo en Amérique latine. Ils ont un regard ingénu et de l'énergie à revendre. Ces routards sont les enfants des globe-trotteurs qui partaient à la recherche d'une virginité perdue, la tête pleine des idées de Rousseau et de Kerouac. Mais eux ne font pas la route pour refaire le monde. Ils vont le nez au vent, s'émerveillant comme des enfants, usant leurs jeunes mollets et leur frais enthousiasme avant de rejoindre un bureau d'optronique à Hambourg...
Après un passage sur un viaduc qui donne la chair de poule aux vieilles dames, le retour est ponctué de sérénades offertes par des guitaristes chanteurs facétieux, qui racontent dans un espagnol rocailleux des histoires drôles dont la moitié a malheureusement échappé à votre serviteur. Mais à la façon dont s'esclaffait le wagon, il en a déduit que l'humour andin est bien vivace.
Il y a quelques années encore, il y avait bien d'autres trains en Argentine, du nord au sud et de l'est à l'ouest. Mais Carlos Menem, dans ses rêves de grandeur, a décrété que c'était un moyen de transport dépassé et a fermé beaucoup de lignes. Les Argentins sont les premiers à le déplorer. Comme les autres peuples d'Amérique latine, ils vouent un mépris sans bornes à leur classe politique. Le continent s'est débarrassé de ses dictateurs, mais à Lima comme à Caracas, à La Paz comme à Buenos Aires, le même refrain de corruption parvient aux oreilles.
Les Etats-Unis ne trouvent pas davantage grâce. «Tout le monde veut être américain, bien sûr. Nous étions déjà conquis. Mais les Etats-Unis ne peuvent s'empêcher de violer les fiancées qui leur sont promises...» Est-ce l'imagination des Tropiques, la paranoïa ou la lucidité qui font voir à Juan comme à Cristela la main et les subsides de la CIA derrière toute élection ? On ne sait. Mais dans ce jeune et vaste continent traversé d'inégalités criantes, la politique n'est pas un horizon. Il y a le soleil, les bourrasques, les cocotiers, les longues grèves, et ces couleurs qui font supporter toutes les avanies...
Pour dormir à Salta. je vous recommende l'auberge de jeunesse Los Cardones
Avda Entre Rios 454, Salta 4400, Argentine