À plus de 1 300 km au sud de Santiago, aux portes de Puerto Montt et de la Patagonie, l'archipel de Chiloé englobe une kyrielle de petites îles, dont la principale, Isla Grande, est plus grande que la Corse. « Terre des mouettes », car telle est la signification de leur nom, qui vient du huilliche, la langue des Indiens autochtones. Site de magie, de mythes et de mémoire, que l'on atteint en trente minutes de navigation à travers le canal de Chacao, un bras de mer déchaîné entre Pargua, sur le continent, et Chacao, sur Isla Grande, plus communément nommée Chiloé. Sur le ferry réservé au transport des véhicules, où nous avons embarqué « à l'oeil », nous avons tenté de rester debout en dépit d'une mer tumultueuse et d'une brise puissante, à l'abri dans un recoin. Gratuits également étaient le grand bol d'air frais et salé, la compagnie des phoques dont les têtes émergent en guise de salut, le spectacle des baleines qui font le dos rond et le vol suspendu dans les airs de ces curieux cormorans.
Classée par l'Unesco au patrimoine mondial de l'humanité pour
ses nombreuses églises en bois, Chiloé est aussi l'île natale du plus grand écrivain chilien, Francisco Coloane, disparu à l'âge de 92 ans. Fils d'un capitaine de baleinier, il a décrit l'âme de l'homme de là-bas, le Chilote, « confronté aux mers, aux golfes, aux cordillères déchiquetées et creusées par les glaces millénaires du Sud, rongées par l'océan le plus déchaîné de la planète ».
Chiloé bénéficie d'un climat océanique. Elle est dotée de deux capitales, Ancud et Castro, et évoque l'Irlande par ses paysages. L'archipel devint au xvie siècle, pour les colons espagnols, la « nouvelle Galicie », et pour les missionnaires itinérants, jésuites et franciscains, «le jardin de l'église aux confins de la chrétienté». Pourtant, les Chilotes ont une idée bien déconcertante de la religion chrétienne, qu'ils confondent volontiers avec leur tradition de sorcellerie.
En effet, dans ce Sud chilien, dans ces contrées extrêmes où les catastrophes naturelles sont fréquentes (tel le tremblement de terre de 1960, suivi d'un raz de marée et autres déluges), les légendes et les croyances insolites sont restées intactes. D'où ce sentiment d'envoûtement que l'on y éprouve. Les habitants, simples, allègres et accueillants, sont les descendants métissés des Chonos, rude peuple de marins, des pacifiques Huilliches, qui labourent la terre, ainsi que des conquérants espagnols. Arrivés en 1558, ces derniers furent chassés en 1826, quand l'archipel devint enfin partie intégrante de la République du Chili. En 1829, Charles Darwin s'émerveillait déjà du naturel paisible de ce peuple fier et indépendant, qui se nourrit de poisson et de mollusques, qui cultive la pomme de terre et le maïs.
Le voyageur est séduit par les collines verdoyantes, les golfes profonds, les canaux et les fjords d'où jaillit la mer, par les maisons en bois sur pilotis (palafitos). Vaches et moutons broutent paisiblement, tandis que les cavaliers sauvages galopent à travers la prairie parmi les genêts jaunes et odorants, « un cadeau empoisonné des conquérants : combustible, il est à l'origine d'innombrables incendies ». D'où l'écriteau « No fumar » au restaurant « la Pincoya » : ici, comme ailleurs, il est interdit de fumer, non pour la santé, mais pour éviter que l'établissement en bois ne flambe. La pincoya est une divinité charmeuse, faite de coquillages, qui, lorsqu'elle danse face à l'océan, promet une pêche abondante. Si elle danse tournée vers les terres, c'est de mauvais augure : plus de poissons ni de coquillages pour longtemps !
Chiloé vit donc sous le signe de la magie. Impossible d'énumérer toutes ses divinités, sorciers et sorcières. Parmi les lanchas, goélettes et chalutiers, on distingue, avec un peu de chance, El Caleuche, le vaisseau fantôme manoeuvré par des sorciers. Naviguant de nuit et sous l'eau, il se livre à la contrebande et repêche les corps de ceux qui ont péri en mer. El Trauco est un nain sylvestre d'une force gigantesque. Il déteste les êtres humains, un seul souffle de lui leur distord la bouche. Malgré son aspect effroyable, il exerce sur les jeunes femmes une irrésistible attraction et leur procure des rêves érotiques. C'est par lui aussi qu'on explique certaines grossesses d'adolescentes, victimes de l'inceste. El invunche, lui aussi, effraie par sa monstruosité: la jambe droite désarticulée, il se nourrit de lait de chatte et de chair humaine. La légende veut que, si on le roue de coups la nuit, survienne la peste.
Au-delà de la magie, le réalisme des Chilotes tisse des liens solidaires entre voisins. Tous offrent leurs bras, leurs boeufs ou même leurs journées, quand il s'agit de s'entraider : labourer un champ, récolter, construire sa maison et surtout la déménager. On la transporte alors telle quelle, par voie de mer, d'une baie à l'autre. Cette minga (entraide) spectaculaire, une fois la corvée achevée, donne lieu à une fête offerte par le propriétaire, arrosée de chicha (cidre chilote), où l'on dévore le curanto (ragoût de fruits de mer, de porc et de mouton, préparé dans la terre sur des pierres chauffées à blanc), où tous chantent et dansent la cueca.
Parfois, en quelques secondes, la mer se perd à l'horizon ; il commence à tomber des cordes, en silence. «Quand il pleut comme ça, sans bruit, c'est l'annonce d'une visite inattendue», prétend le cinéaste Raoul Ruiz, autre natif du coin. Et si, dans ce pays devenu très tendance depuis l'élection à la présidence de Michelle Bachelet, ce visiteur inattendu, à la faveur du vent, c'était vous.
Paris-Santiago du Chili à partir de 582€ (escale à Madrid) avec Iberia (0820-075-075). Vols directs Santiago-Puerto Montt, 126 000 pesos (207€), avec LanChile Airlines (56-2-565-25-25), puis 60 km en bus jusqu'à l'embarcadère de Pargua ; en taxi : 20 000 pesos (33€ environ).
Ferry desservant Chacao, toutes les demi-heures : 800 pesos (1,30€). On circule dans l'île en voiture de location ou avec les bus Cruz del Sur : trajet Ancud-Castro 1 500 pesos (2,45€). Ne pas oublier de réserver sa place assise.
Balade de trois jours au départ de Puerto Varas (avec guide particulier, voiture privée, 2 nuits***) à partir de 463€ ; découverte en une journée, 82€. À inclure dans un programme comme « Facettes du Chili », proposé par Dima Tours (01-44-01-03-60).
De nombreux hôtels à prix raisonnables et auberges de jeunesse. On peut aussi louer un cabanon. Une adresse à Ancud : Hôtel Galeon Azul, surplombant la mer (56-65-622-567), 35 000 pesos (46€ environ) la nuit.
- Ginguettes, tavernes et bolichesà profusion. Spécialités de l'île : le curanto,de tradition indienne ; poissons, crustacés et mollusques, dont le succulent loco, l'abalone hélas ! en voie de disparition.
- À Castro, face à la mer, Brisas del Mar et Chilos y Sacho. Juste en face, le marché d'artisanat, où l'on trouve ponchos et couvertures en laine tissée main, bonnets colorés, objets ménagers et vanneries.
- Au sud de Castro, le parc national de Chiloé, 43 ha de végétation exubérante. Lespinguineras, réserve de pingouins à 28 km d'Ancud, sur la côte ouest.
- La cathédrale néogothique San Francisco de Castro, Patrimoine de l'humanité depuis 2000. Construite en 1906 par un architecte italien, restaurée depuis, ses côtés sont en tôle ondulée peinte de couleurs originales. L'intérieur est un chef-d'oeuvre d'ébénisterie, sculpté dans les bois précieux de la région.
Le Chili et l'île de Pâques (Bibliothèque du voyageur/Gallimard).
Tierra del fuego et autres romans et nouvelles de Francisco Coloane (Éditions Phébus).