C'est par Moscou, qui en est la moins belle étape, qu'il faut commencer ce mémorable voyage, ce qui permettra ensuite de voguer d'émerveillement en émerveillement jusqu'à Saint-Pétersbourg, en remontant, écluse après écluse, la Volga, ses affluents et ses canaux, avant de redescendre vers la Baltique. Moscou, dont on ne saurait sauver que quelques rues aimables, le foisonnement doré des coupoles du Kremlin et les merveilles de la galerie Tretiakov. A peine l'a-t-on quittée que la magie s'installe : dans le soleil couchant, derrière un rideau de bouleaux, se profile une admirable église à la façade blanche rehaussée de rouge, aux bulbes noirs ou turquoise surmontés de croix d'or. Et défilent les isbas colorées, groupées en troupeaux paraissant paître au bord de l'eau.
On s'est embarqué sur un beau bâtiment à la blancheur éclatante, non sans réminiscences de l'esthétique soviétique qui, pour l'amateur, ne sont pas sans charme. Il glisse sur la Moskowa, pénètre dans l'un des canaux titanesques que Staline fit creuser pour relier le Kremlin au golfe de Finlande. Ce qu'ils auront coûté, ces canaux, en souffrances et en vies humaines, nul ne saurait le dire… Et pourtant, rien n'est plus beau aujourd'hui que de découvrir la Russie depuis ses cours d'eaux. Des canaux larges comme des fleuves, des fleuves vastes comme des lacs, des lacs immenses comme des mers, bordés de collines boisées ou de plaines, jamais monotones malgré l'immensité, car toujours ornées, ici et là, de hameaux colorés, d'églises baroques juchées sur des promontoires avantageux, de couvents ancestraux. De villes aussi, qui renferment des trésors d'architecture épargnés par la barbarie bolchevique.
Voilà d'abord la cité d'Ouglich, qu'on ne devine, de la Volga, que par un semis de chapelles multicolores masquées par les arbres. Fils de Rurik, le légendaire fondateur de la monarchie russe, Igor, prince de Kiev, y fut écartelé entre deux arbres. Son épouse Olga, au xe siècle, fut la première princesse
chrétienne à régner sur ces terres. Mais ces églises qu'on voit depuis la Volga, et parmi elles celle de Saint-Dimitri-sur-le-Sang-Versé, furent surtout, en 1591, les témoins de la mort du tsarévitch Dimitri Ivanovitch, celui dont le spectre alimente à jamais la folie de Boris Godounov dans l'opéra de Moussorgski. Las ! Parmi les visiteurs débarquant des navires, qui donc a entendu « Boris Godounov » ? Pour goûter pleinement la puissance des lieux, encore faut-il connaître la mort mystérieuse du fils d'Ivan le Terrible telle qu'Alexandre Dumas la relate dans ses souvenirs de Russie, savoir quels drames sanglants elle engendra, et quelle musique elle inspira.
Plus loin, Jaroslav, dont les palais dominent la Volga, est si plaisante qu'on s'y attarderait volontiers. Ses églises sont somptueuses, celle du Prophète Elie surtout : la richesse des peintures murales et des iconostases confine au délire.
A peine voit-on, le lendemain, le couvent de la Résurrection de Goritsy, dressé sur la rive et aujourd'hui réoccupé par quelques religieuses, qu'on pressent des merveilles dans ce paysage somptueux d'îles verdoyantes et d'étendues bleutées. C'est ici, dans les eaux de la Sheksna, que par ordre du tsar, on noya la redoutable princesse Iefrossinia, celle qu'on voit grimacer d'épouvantables complots dans le film d'Eisenstein, « Ivan le Terrible ». Plus loin, à l'intérieur des terres se dresse cet incomparable ensemble d'églises, de chapelles et de bâtiments conventuels qui composent l'immense monastère de Saint-Cyrille-du-Lac-Blanc. Monastère d'une beauté à couper le souffle et fortifié par le père de Pierre le Grand, le tsar Alexis Romanov.
Qu'espérer encore après les émotions de Saint-Cyrille ? Ou après la vision de ce clocher de l'église de Krokhino émergeant au milieu d'un lac, là où jadis florissait un village ? Une émotion plus forte encore, en Carélie, sur l'une des cent îles du lac Onéga, devant la fabuleuse église en bois de Kiji et les trésors d'architecture paysanne transportés là, parmi les herbes folles et les fleurs qui se hâtent de profiter du bref été.
La nuit, l'esprit encore chaviré par les découvertes diurnes, on s'installera dans la solitude à la proue du navire qui glisse sans nul bruit sur les eaux lisses de la Kovzha ou de la Svir. L'immensité sans fin de la forêt obscure, le silence absolu qui règne alentour, l'infini du ciel noir étoilé font au bateau furtif un écrin saisissant. Pour cela seul, ce voyage déjà vaudrait d'être entrepris. Mais bientôt on affronte une impressionnante tempête sur cet océan qu'est le lac Ladoga, bientôt on glisse sur la courte Neva. Et l'on aborde Saint-Pétersbourg, la ville miracle. Naviguer sur les canaux de la Moïka ou de la Fontanka, y découvrir la demeure de Diaghilev, les palais du grand-duc Dimitri Pavlovitch et du prince Félix Yousoupof, exécuteurs de Raspoutine, deviner les ombres des héros de Pouchkine ou de Dostoïevski nous rappelle cette culture russe dont nous avons aussi été nourris. Et descendre de nuit le cours de la Neva en contemplant la succession des palais, les églises, les académies, l'Amirauté, ferait presque oublier la tyrannie tsariste, si la forteresse de Saint-Pierre-et-Saint-Paul – nécropole des Romanov, mais aussi effroyable prison d'Etat – n'était là pour la rappeler.
Alentour, c'est le vaste diadème des résidences impériales : Peterhof, Tsarkoïe-Selo, Pavlovsk, ensembles fastueux de palais restaurés avec une science admirable. Rien n'est plus harmonieux que le parc romantique de Pavlovsk dessiné pour l'impératrice Maria Féodorovna. Et rien n'est plus exquis que la délicieuse villa du brutal Nicolas Ier, qui domine le golfe de Finlande.
En Russie impériale, la France est partout. L'Ermitage n'offre-t-il pas une suite incomparable de tableaux signés Lorrain, Nattier, Chardin ? Et les portraits de deux filles de notre roi Henri IV, Elisabeth, reine d'Espagne, et Henriette, reine d'Angleterre et d'Ecosse, l'une peinte par Rubens et l'autre par Van Dyck ?
La plus belle époque pour découvrir Saint-Pétersbourg est sans nul doute en juin, durant les nuits blanches, quand le soleil ne se couche jamais et se pare le soir d'une pâleur lunaire. Sous cette lumière fantasmatique, la ville est plus étrange que jamais : un spectre fabuleux qui perd de ses couleurs, où tout se fait mystère, où l'on bascule dans une atmosphère onirique unique au monde, devant ses avenues et ses places désertes, irréelles. De telles ambiances sont à savourer à deux ou en solitaire, loin des foules joyeuses de Pétersbourgeois qui prennent ici leur revanche sur un interminable hiver et vont, après minuit, contempler les ponts se levant au-dessus de la Neva et voir passer de grands navires entre les rangées de palais éteints.
Spectacles d'opéra, de ballet, de théâtre, concerts, tout est alors multiplié. Et pour peu que les nuits soient douces, le miracle est parfait.