Située au cœur des Pays-Bas, nœud routier et ferroviaire, Utrecht la pragmatique, Utrecht la médiévale s'affirme comme un centre d'affaires et une ville universitaire vivante. Les marchands d'autrefois ont laissé leur empreinte sous forme de somptueuses demeures de brique qui bordent les canaux. Dès le printemps, les Utrechtois se précipitent sur les terrasses aménagées le long des vieux quais. Géraniums ou impatiens débordent en cascade des jardinières pour flirter avec le courant. Des mouettes et quelques cormorans égarés surveillent un lent trafic de bateaux-mouches, de voiliers et de canoës que manœuvrent filles ou garçons à la chevelure blonde comme les blés. Des étudiants en goguette, amateurs de concerts live et de cafés bruns, animent les bars jusqu'à l'aube. Utrecht compte 50 000 étudiants dont la présence turbulente a permis à l'antique cité puritaine de s'ouvrir à un hédonisme rigoureusement inconnu il y a peu. En effet, dans cette cité protestante, les catholiques eux-mêmes (ils représentent un tiers de la population) font preuve d'un esprit très... calviniste. La sacro-sainte bicyclette étant toujours un élément majeur de la vie hollandaise, il semble normal ici qu'un employé municipal ait à sa disposition - à l'image de l'austérité ambiante - un «vélo officiel» numéroté en guise de véhicule de fonction. La vieille ville se visite à pied ou, donc, à vélo.
Pour comprendre sa structure, plutôt compliquée, il faut d'abord opérer un retour dans le temps. L'empereur Claudius décide d'utiliser la rive sud du Rhin comme frontière nord de l'empire. «C'est une vraie ligne Maginot à la romaine», souligne malicieusement l'archéologue Tarquinius Hoekstra. Une voie ainsi que des forts sont alors construits le long du fleuve, entre Bonn et Katwijk, jusqu'à la mer du Nord. En 47, les Romains élèvent ici un castellum. Plus tard, la cité s'inscrit dans un méandre de la Vecht, un affluent du Rhin. Puis les Francs congédient les dieux romains et installent le culte catholique sur le site de l'ancien temple: la nouvelle foi aide à combattre les tribus frisonnes, encore païennes.
La Domkerk, la cathédrale, marque ainsi le cœur de la cité depuis le VIIe siècle. Ce monument offre aujourd'hui l'aspect d'une église d'un style gothique échevelé doté d'un arrogant campanile séparé de sa nef. Les quatre collégiales disposées en forme de croix, élevées au XIe siècle à proximité de la cathédrale, sont toujours debout. Utrecht se perçoit à cette époque comme une «Jérusalem terrestre», faite à l'image du paradis. Les Utrechtois obtiennent alors la charte de fondation de la cité avec autorisation de bâtir des remparts, tout en réservant des enclaves aux ecclésiastiques. De vastes terrains non construits y sont inclus. Voilà pourquoi la ville a pu vivre jusqu'au XIXe siècle à l'intérieur de ses murs.
Les rues sinueuses contournaient autrefois les propriétés de l'Eglise, les monastères et autres couvents. La Réformation (1580) change tout. Les biens ecclésiastiques, confisqués, deviennent bâtiments officiels ou sont démolis. De discrètes églises catholiques, dites «clandestines», sans clocher, se multiplient du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe. Bien qu'elles soient toujours fréquentées, il n'est pas si facile de différencier ces églises des habitations voisines.
Aménagé dans un couvent carmélite désaffecté, Catharijneconvent, le musée de l'Histoire chrétienne aux Pays-Bas, montre, à travers peintures et objets liturgiques, le passage du catholicisme à la Réformation puis à la Contre-Réforme. Au hasard des salles, le visiteur découvre un Jérôme Bosch, un Rembrandt, un Frans Hals et le fameux portrait de Luther par son ami Cranach. Mais le tableau le plus fascinant est peut-être une caricature, réalisée par un calviniste anonyme, représentant le «pape en diable». Comme sur une carte à jouer, le dignitaire présente un double visage (en haut, il est coiffé d'une tiare pontificale remplacée, en bas, par des cornes démoniaques). Peinte vers 1600 et fixée sur une tournette par un conservateur espiègle, l'œuvre attire l'attention par son mouvement perpétuel sur l'une des cloisons du musée!
Pour percevoir la densité de l'histoire utrechtoise, il suffit de flâner dans les arrière-cours labyrinthiques qui serpentent et communiquent derrière les maisons, ou d'aller boire une bière dans l'ancien couvent de l'ordre des chevaliers Teutoniques, devenu l'hôtel Karel-V, dont les bars et les salons fastueux sont toujours hantés par le souvenir de l'empereur Charles Quint, qui y a tenu un chapitre de l'ordre de la Toison d'or. Plus tard, Napoléon projeta de transformer une partie des bâtiments en hôpital militaire, ce qui fut fait vers 1830 - l'hôpital fonctionnait encore il y a dix ans. Avec ses peintures et ses souvenirs qui datent du XIVe siècle, la demeure du Commandeur, toujours propriété de l'ordre, accueille encore les réunions très privées des chevaliers portant manteau blanc à croix noire.
Mais Utrecht n'est pas figée dans son passé, elle déborde d'activité depuis une trentaine d'années. Entreprises et banques ont investi les anciens faubourgs. L'industrie métallurgique est remplacée par des sociétés de services, d'électronique et par un parc d'expositions. Aujourd'hui, la ville, compacte, abrite plus de 230 000 habitants, parmi lesquels les étudiants vivent à l'aise malgré le coût élevé des logements.
De son bureau aménagé à l'ombre de la cathédrale, Maarten van Buuren dirige depuis deux ans un centre d'études françaises qui se préoccupe d'améliorer les rapports commerciaux entre la France et les Pays-Bas. Ce n'est pas si facile: «Nous proposons des cours aux décideurs néerlandais qui souhaitent développer leurs exportations vers la France. En général, les échanges s'interrompent au niveau de la moitié nord de la Belgique, la frontière néerlandophone. Quand nos cadres se retrouvent en France, l'incompréhension est totale. Le plus souvent, les commerciaux français ne parlent pas l'anglais.» Surtout, le rituel interminable du déjeuner à la française, bien arrosé, cristallise le malentendu. Aux Pays-Bas, et en particulier à Utrecht la calviniste, on considère ce repas comme une perte de temps, chacun grignote son sandwich préparé à la maison en avalant un verre de lait. Mais le travail cesse en fin d'après-midi, laissant le temps à un dîner pris en famille puis à une soirée de balade à vélo. Si le travail reste prioritaire, la qualité de la vie et les loisirs ne sont pas négligés. En cette saison, par exemple, les parcs qui entourent les innombrables manoirs de la région deviennent luxuriants: décors de rêve, lieux privilégiés pour admirer tulipes, rhododendrons ou saules pleureurs, dont la beauté éphémère invite à la méditation.