Sur le ciel d'un bleu dur, deux vautours planent en larges cercles. Dans un fouillis de mangroves et de palétuviers, un héron blanc prend la pose avec une indifférence aristocratique. A bord d'une frêle pirogue à moteur qui avance vaillamment entre deux murs verts, secouée lorsqu'il faut franchir les sauts du courant, impossible de ne pas évoquer Conrad, « Au cœur des ténèbres », ou les « fleuves impassibles » de Rimbaud. Mais notre embarcation, menée de main de maître par Philippe, un Français au look d'aventurier, n'a rien d'un bateau ivre. Partis de Cayenne, nous avons embarqué sur l'Approuague à Régina, village endormi dont l'atmosphère et les inscriptions en portugais rappellent le Brésil ; ce qui n'a rien d'étonnant, car la frontière est proche, le long du fleuve Oyapock. Seul un pont marque la limite entre le « país tropical » et cette France équinoxiale, la Guyane lointaine, si étrange et inconnue, et pourtant nôtre.
Sur le fleuve en majesté nous croisons des îlots couverts d'une végétation impénétrable, parfois un pêcheur sur un ponton, une pirogue menée à la rame… rien à voir avec l'activité trépidante des grands fleuves d'Asie tels le Mékong ou l'Irawady ! Du débarcadère, une passerelle de bois mène au campement : sur un talus herbeux en pente douce vers les eaux vives d'une cascade (bain bouillonnant formant un jacuzzi naturel), sont dispersés plusieurs carbets, constructions traditionnelles en bois sans murs ni portes, coiffées de palmes, qui servent de restaurant ou de dortoirs (meublés uniquement de hamacs) ou abritent douches et sanitaires (masqués par des rideaux). Le bar est une vaste rotonde à l'architecture de bois inspirée des maisons communes des Amérindiens.
Philippe et Marie sa compagne règnent sur ce petit paradis rustique où l'on ressent à tout moment l'émotion de la nature… De la promenade sur le fleuve au petit matin, dans un délicat voile
de brume noyant la canopée, aux expéditions en amont vers les camps d'orpailleurs et aux délicieuses soirées quand la forêt bruisse de tous les cris de la nuit. Un guide amérindien nous entraîne dans la forêt d'émeraude pour une trop rapide initiation. Nous découvrons le pau cigare dont l'écorce sert de papier à cigarettes, le djadja qui donne un analgésique dentaire, le wasai à la sève antiseptique, dont les racines aériennes calment les diarrhées, et toute la famille des palmiers. Dans les hautes futaies chantent les kiwiwis et, avec un peu de chance, on peut apercevoir des singes ou des tamanoirs. Tout cela dans un fouillis de racines aériennes et de troncs géants soutenus par des contreforts naturels, car ici la couche de terreau est si mince qu'il arrive souvent que des arbres, trop hauts, s'abattent brutalement – un danger qui fait plus de victimes que les morsures de serpents !
Si les Amérindiens savent depuis longtemps apprivoiser cette nature sublime et redoutable, que dire de ces hommes venus jadis d'ailleurs, confrontés à cette jungle inquiétante : marins, chercheurs d'or, colons, esclaves et… bagnards ? Dans notre mémoire collective, la Guyane est encore hantée par la violence et l'horreur des bagnes. Une tache originelle sans doute responsable de la « mauvaise image » touristique de ce département d'outre-mer dont la beauté reste méconnue. Pourtant, depuis quelques années, un travail remarquable a été accompli. Le tourisme s'inscrit dans un souci de développement durable et des associations cherchent à préserver les savoir-faire de l'artisanat traditionnel. Au Musée de Cayenne, Marie-Paule Jean-Louis s'efforce de mettre en valeur un patrimoine extrêmement diversifié et de créer un trait d'union entre les cultures en réconciliant les Guyanais avec leur mémoire. C'est après avoir parcouru dans sa médiathèque une collection d'anciennes photographies du bagne que nous prendrons la route de Kourou, d'où l'on embarque pour les îles du Salut : île Royale, la plus grande, île Saint-Joseph, et île du Diable où fut exilé le capitaine Dreyfus.
Le trajet en catamaran est une agréable croisière. De loin, l'île Royale couronnée de vert luxuriant, semble un rêve de Robinson. Sur une colline, l'ancienne demeure de l'administrateur de la colonie pénitentiaire abrite une exposition sur l'histoire du lieu et de ses occupants : Amérindiens, immigrants, puis bagnards à partir du xixe siècle. De nombreux bâtiments ont été restaurés et l'ancienne caserne de l'infanterie de marine transformée en auberge : de ses terrasses, la vue sur la mer et les îles est sublime. On a peine à croire que ces paysages virent tant d'horreur. Dans les quartiers des détenus, la vue des cellules collectives où les hommes étaient enchaînés à leurs bat-flanc, dans la chaleur torride et la puanteur, vous serre le cœur. Et que dire du cimetière d'enfants – la plupart morts dans leur première année – car les geôliers étaient ici en famille, presque aussi misérables que les forçats ? Sur une tombe rongée par le temps, une inscription : « Cher ange, prie pour nous »…
L'émotion rôde, plus poignante encore, dans l'île Saint-Joseph, « camp de la réclusion » où les détenus étaient condamnés à l'isolement et au silence. Depuis leur abandon, en 1938, les bâtiments ont été envahis par une végétation en délire. Un philosophe en tirerait d'amères réflexions sur la folie des hommes et la toute-puissance de la Nature. Du cimetière marin, à la pointe de l'île, où les tombes, vandalisées, ont été entourées de petites pierres blanches, on aperçoit sur l'île du Diable – inaccessible à cause des forts courants – la demeure où le capitaine Dreyfus attendit sa réhabilitation. Il fait beau, et sur les roches sombres, des jeunes filles s'éclaboussent joyeusement. Comme pour montrer que le passé maudit est enfin apaisé.