Premier acte
La cloche n’a pas sonné, calle San Fernando, et de la manufacture de tabac, somptueux bâtiment baroque édifié sous Philippe V, les cigarières ne sortent plus, elles dont les majos sévillans venaient ici guetter le retour. Aujourd’hui, l’immense édifice, le plus grand d’Espagne après l’Escurial, est le siège de l’université de Séville et les dragons du régiment d’Almanza n’y sont plus de faction. Plus de don José ni de garde montante ou descendante, venant de cette caserne ocre brun sur la calle Menéndez Pelayo, aujourd’hui occupée par «la Junta de Andalucía» et que «los Jardines de Murillo» relient à l’ancienne manufacture. Carmen venait ici travailler dans la chaleur étouffante des immenses salles voûtées où, comme elle, s’entassaient par centaines les cigarières telles que les a peintes Gonzalo Bilbao dans son tableau «Las Cigarreras», visible au musée des beaux-arts. Carmen venait du quartier des Gitans, le faubourg de Triana, de l’autre côté du Guadalquivir. Calle Purezza, non loin de la chapelle des mariniers, au n°66, la maison blanche à un étage, aux longs stores de bois vert sapin, était sans doute la sienne. Pour gagner la ville, elle empruntait le bac qui faisait alors le service sur le fleuve, en l’absence de ponts. Aujourd’hui, c’est du pont Isabel-II, orné de sa délicieuse et minuscule chapelle et de son campanile de poupée, qui relie Séville à Triana et Santa Cecilia, que l’on a la plus belle vue sur la capitale andalouse. Un paysage enchanteur, dominé par la Giralda, qui a bien peu changé depuis le temps de Carmen. Des quais ont été cependant édifiés là où des berges douteuses bordaient le Guadalquivir, des promenades arborées et le parc María Luisa y ont été aménagés. Du côté de Triana, la calle Betis grouillante de restaurants et de bars à tapas a remplacé les masures des Gitans d’autrefois.
«L’amour est enfant de bohème, il n’a jamais connu de loi.» C’est sur la calle Serpies, relate Mérimée, que Carmen, profitant de la passion qu’elle a fait naître chez don José, s’enfuira pour éviter la prison. Cette prison San Laureano, aujourd’hui désaffectée, qui se dresse toujours à l’extrémité de la calle Alfonso-XII, sera celle de don José. Et l’ombre de Carmen flotte toujours calle Sierpes ou dans la calle Cuna avec ses innombrables tiendas où abondent châles de Manille, éventails et robes à volants, dont se parent durant la feria les Carmencitas du troisième millénaire.
Deuxième acte
Séville a depuis longtemps débordé de ses remparts. De ces remparts près desquels, chez son ami Lillas Pastia, Carmen dansait la séguedille, buvait du manzanilla et dévorait de la friture de poisson, on retrouve des vestiges bordant la rue de la Macarena. Impressionnantes murailles mauresques sous les palmiers. Dans ces quartiers populaires, on peut toujours croiser des Andalous trapus et tannés par le soleil, petits-fils des contrebandiers de jadis. Et dans le silence sonore des rues désertes, on croit entendre la voix de José: «Halte-là! Qui va là? Dragon d’Almanza!» C’est dans le faubourg de Triana, 49, calle Pagés del Corro, chez la chanteuse Anselma, dans l’atmosphère surchauffée et bon enfant qui fait le charme de l’Espagne, devant des murs surchargés de Christs, de Vierges et de matadors, et où chante et danse qui veut être vu et entendu, que l’on retrouve l’atmosphère de la Séville de jadis. «Les Bohémiens à tour de bras, de leurs instruments faisaient rage/Et cet éblouissant tapage ensorcelait les zingaras.» Bailaores, cantaores et guitaristes s’engageant spontanément devant les aficionados.
Troisième et quatrième actes
Des ponts enjambant le Guadalquivir, on devine, au loin, cette campagne que traversaient les contrebandiers. A quelques pas, sur le paseo de Colón, se dresse la Real Maestranza, institution propriétaire de la superbe plaza de Toros baroque, éclatante de blancheur, d’ocre jaune et de rouge sang de bœuf, édifiée dès 1761, et qu’on n’avait point encore achevée du temps d’Isabel II, donc du temps de Carmen, dans les années 1830 ou 1840. Un musée y conserve une tenue d’alguazil, telle qu’elle fut créée au xviiie siècle, et telle qu’elle est portée depuis; des vues de la Maestranza comme la vit Carmen, et quelques-uns de ces habits de lumière dont celui d’Escamillo, torero de Grenade, qu’un portrait nous dévoile sous le nom de Rodríguez Guzmán.
Là s’est déroulé le dernier acte de la vie de la Carmencita. C’est là que la foule bigarrée attend dans le fracas des fanfares, le tumulte et l’exaltation, l’arrivée des quadrilles, qu’elle voit passer l’alcade et les alguazils, là qu’elle acclame Escamillo, et Carmen accrochée à son bras. C’est de là, porte 16, entrée réservée aux toreros, que la belle ressort aussitôt à la rencontre de don José. Lui s’était embusqué dans un coin de cette minuscule calle Iris qui relie les arènes à la ville. Là ils s’affrontent, là elle jette à terre cette bague qu’elle a au doigt. José la frappe. Cent soixante-dix ans après le drame, le sol est toujours marqué du sang de la Gitane, au pied de la muraille. Mais non loin, face à la puerta del Príncipe, sur les bords du Guadalquivir, se dresse sa statue, comme pour dire que Carmen n’est pas morte. Provinciaux et rancuniers, les Andalous n’ont apposé sur le socle ni le nom de Mérimée, ni celui de Bizet, eux sans qui Carmen eût été oubliée, et sans qui Séville n’eût pas connu la même gloire.
Séville
Pratique
Aller-retour Paris-Séville, Iberia, à partir de 117 e, 0820-075-075. Séjours avec Voyageurs en Europe, 01-42-86-17-20, Marsans, 0825-031-031.
Office espagnol du tourisme, à Paris: 01-45-03-82-50.
Auberges de jeunesse: auberges de jeunesse Seville
Hôtel de charme: Puerta de Sevilla (2 étoiles), 2, puerta de la Carne, (34) 954-98-72-70. De 60 à 132 e pour 2personnes.
El Rinconcillo (maison fondée en 1670), 40, calle Gerona. Colmao Trianero, Taberna Miami, 21, calle San Jacinto, à Triana.
Boire du manzanilla: chez Horacio, 9, calle Antonio Diaz, ou aux Hijos de Morales, 20, calle Garcia de Vinosa; dans les innombrables bars près de la cathédrale. Fritures de poissons: El pescaito frito, comme chez Lillas Pastia, 2, Puerta de la Carne.
Danser la séguedille: chez Anselma, 49, calle Pagés del Corro, à Triana. El Patio Sevillano, 11, paseo de Colón. El Arenal, 7, calle Rodo.
Les remparts: au nord de Séville, le long de la calle de Macarena, ou autour de l’Alcazar. Objets et vêtements du temps de Carmen: Museo de Artes y Costumbres Populares, 3, plaza de America. Représentations de matadors, bailaoras et gitanes, dont le portrait de Carmen par Garcia Ramos (et de magnifiques Zurbarán, Murillo, Ribera…): Museo de Bellas Artes, 9, plaza del Museo. La tauromachie et l’habit de lumière d’Escamillo: Museo de la Real Maestranza de Caballería, 12, paseo de Colon, dans l’enceinte de la Plaza de Toros.