Jonathan, lui, est heureux. A 27 ans, il a réalisé son rêve : il pilote un petit bimoteur à travers le Botswana. Sur les murs de sa chambre d'adolescent, il n'a jamais épinglé des photos de pin-up ou de rock stars, seulement d'avions. Pour payer ses cours de navigation, il a fait tous les métiers ou presque : il a même dessiné des meubles de bureau. Ce n'était pas passionnant. Aujourd'hui quand Jonathan, qui a déjà six cents heures de vol, doit remettre les gaz parce que la piste d'atterrissage d'herbe est envahie par les antilopes, il se dit que tant d'efforts valaient la peine.
Et Douglas? Enfant, à Portland aux États-Unis, il séchait l'école pour aller au zoo. Il n'y faisait rien, il regardait simplement les bêtes, il attendait de grandir pour être avec elles. Et il a grandi. Et il a été engagé au zoo, et dans des cirques, et au cinéma où il s'occupait des éléphants qui faisaient l'acteur. Un jour, c'était en 1987, il est venu au Botswana pour un film. Il n'en est plus reparti. Il a une bonne quarantaine et, chaque jour, il a l'impression de vivre Out of Africa. C'est le bonheur.
En apparence, ce sont trois vies banales. Pas besoin d'aller si loin pour découvrir ça, diront les sceptiques à la recherche de l'extraordinaire. Sauf que l'extraordinaire est déjà le pays lui-même. Il est plat, un océan sablonneux et broussailleux, et il est beau.
Grâce aux diamants, il est riche, éduqué, démocratique et en paix. N'y aurait-il pas le sida qu'on se croirait au paradis : 38,5 % des 15-49 ans séropositifs, une espérance de vie qui était de 60 ans en 2005, qui n'est plus que de 36 ans et qui sera de 29 ans en 2020 si la pandémie n'est pas arrêtée. Mais rien ne prouve que l'éden non plus n'a pas ses tragédies. Puisque au paradis, quand même nous y sommes.
Il suffit par exemple de se promener en pirogue elle est en plastique imitation bois, rien n'est parfait dans le delta de l'Okavango pour s'en convaincre. Très vite, on ne sait plus où donner de la jumelle. Il y a le crocodile, il y a l'oiseau bleu qui est bleu et qui mange les abeilles, il y a l'african darter qui n'est qu'un trait dans le ciel, il y a les nénuphars blancs le jour et jaunes à partir du tea-time.
Au loin le bush brûle, allumé par un éclair ou par la chaleur. Personne ne s'en soucie : le fleuve arrêtera le feu et l'herbe repoussera, plus fournie. Le soleil se couche. Pourpre, il se reflète dans l'eau qui devient rose. C'est l'heure où l'Afrique se dédouble, se mirant dans le delta, miroir parfait. On ne désire plus rien puisque tout ce qui était espéré est donné. On regarde, on songe à ses amours, on boit du vin rouge dans un verre à pied. Tout est doux, tranquille. Tout est silence.
Car l'Afrique est silencieuse. Le caquètement n'est pas son genre. Elle sait que le cri est un avertissement. Elle n'en abuse pas, elle le réserve aux cas d'urgence. De temps en temps, les guides, qui sont aussi du genre taiseux, racontent des histoires. Qu'on soit dans la réserve de Morémi ou dans le parc national de Chobe, ce sont les mêmes : elles parlent des animaux. Et que pourraient-elles raconter d'autre puisque le Botswana est le pays des animaux ?
Ce n'est ni le Kenya et ses hordes de touristes ni l'Afrique du Sud et son respect très relatif de l'environnement. Ici près de 40 % du territoire est protégé et les espèces animales rigoureusement préservées. Les voitures n'ont pas le droit de sortir des pistes, on ne circule pas la nuit pour voir les bêtes, les rangers ne portent pas d'armes. " Pour quoi faire ?, dit l'un d'eux. Les animaux n'attaquent pas l'homme. Ils n'ont pas de raison de s'en méfier et ils connaissent le bruit des autos. "
Donc les taiseux parlent. Chacun les écoute, émerveillé, redevenant l'enfant qui, le soir, attendait le conte avant de s'endormir. Que disent-ils ? Rien sans doute qu'on ne trouve déjà dans les livres mais ici, dans la brousse africaine, la confidence a une autre saveur.
Alors que disent-ils ? Que la lionne reste avec ses petits pendant cinq semaines et que le lion, s'il triomphe d'un autre mâle dominant, peut tuer les lionceaux de son rival. Que le chacal suit toujours le lion pour manger ses restes. Que l'impala va posséder toutes les femelles du groupe mais qu'au bout de cinq à six jours, épuisé, il doit laisser la place à un autre mâle. Et que, quand il crie, c'est pour avertir le troupeau d'un danger. Que la girafe vit vingt-huit ans, que sa couleur sombre est une marque de vieillesse et qu'une petite corne différencie le garçon de la fille. Que... Que... Et l'éléphant ?
Ah l'éléphant ! Le Botswana est le pays qui en abrite le plus : de 80 000 à 90 000, disent les uns, 120 000, disent les autres. En tout cas, ils sont partout au point de détruire la végétation mais personne ici ne se résout vraiment à en abattre. Alors l'éléphant ? Eh bien l'éléphant, disent les rangers, agite ses oreilles pour mieux respirer. Il sent les vibrations de ses congénères jusqu'à 35 kilomètres et il boit 160 litres d'eau par jour. Les mâles quittent le groupe à 17 ans. Ceux du bush ont les défenses incurvées et ceux de la forêt, droites.
Les rangers dévoilent ces petits faits d'une voix douce. Ils murmurent. Tout à coup, ils se taisent, pétrifiés, heureux de voir. Comme vous, comme moi. Au Botswana, le bonheur est dans le regard. Les animaux sauvages sont là, tous et nombreux. L'inimaginable devient banal, l'inconcevable une réalité de chaque instant.
A moins d'un mètre, le léopard, solitaire de tempérament, finit son repas. La hyène, qui ne doit pas rigoler tous les jours, mal coiffée, le cul bas, voisine la girafe. Elle ne l'attaque pas. L'autre, animal à l'air hautain, est trop grand pour elle.
Finalement, un éléphant de trois mois, ça ressemble à un gros mouton mais en gris. C'est le petit dernier d'un troupeau d'une quinzaine de bêtes, très lentes, très silencieuses, dont beaucoup ont les défenses abîmées. Au fil des kilomètres, le bestiaire défile : le gnou, l'impala, la mangouste, le buffle, imprévisible, l'hippopotame, excellent sprinter, exécrable nageur.
Le soleil est haut. Au bord de la piste, une lionne s'est éloignée du groupe que forme une douzaine de ses collègues. Elle est étendue de tout son long. Elle sommeille. Elle baille. Elle se lèche. Le vent courbe l'herbe qui lui caresse le ventre. Un impala veille. Pas un bruit dans la vaste savane. C'est si tendre, c'est si beau qu'on se prend à tout aimer, même un brin d'herbe. Peut-on l'avouer ? On éprouve soudain le sentiment d'être devant la création. Et le soir, lorsqu'on descendra la Chobe, la rivière ressemblera à l'arche de Noé qui se serait déversée, lâchant là des crocodiles et des buffles, là des éléphants et des hippopotames, et partout des centaines d'oiseaux.
Mais, on le sait, les nourritures sont également terrestres. Certains les associent au raffinement. Le Botswana est pour ceux-là, sensibles à la fois à la magie de la nature et au charme du luxe. Ici, le pays a opté pour un tourisme haut de gamme, refusant la quantité et privilégiant la protection de l'environnement.
D'où des prix plus élevés qu'ailleurs mais pour un service et une vision des animaux privilégiés. Ainsi on déjeune dans la savane, servi dans de la vraie vaisselle, les mains reposant sur la nappe blanche décorée de fleurs.
Ainsi, en fin d'après-midi, dans la brousse, on goûte le boeuf et les bananes séchés, tirés d'un panier d'osier, en buvant le thé dans des gobelets d'argent. Ainsi, un soir, on dîne sur un ponton au milieu du delta de l'Okavango et c'est Noël en plein été. Ainsi, on s'endort dans des lodges qui paraissent sortis de l'imagination d'un designer new-yorkais. Bref, qui, de son lit king size, sous une moustiquaire de dentelle, n'a jamais vu passer un éléphant devant sa fenêtre ou entendu une bande de babouins sauter sur son toit, n'a pas connu la félicité.
Personnellement j'ai eu un grand moment de béatitude avec une pintade. Elle ressemblait exactement à celles qu'on trouve en plâtre peint dans les magasins. Nous étions au Chief's Camp, sur la terrasse de la chambre. Un zèbre était au loin. Nous ne parlions pas. Elle picorait. Je lisais. Nous étions heureux.
Le fracas du monde et les absurdités des hommes troublent parfois ce bonheur.
Prenez la rivière Chobe. Déjà, par nature, elle a bien des ennuis. Que le Zambèze soit en hautes eaux et il la refoule. Elle doit alors remonter son cours. Elle n'est tranquille que si son voisin est calme. Mais les rivalités nationales dérangent aussi sa quiétude. En son milieu, une île où est planté un drapeau du Botswana. C'est que ce territoire a longtemps été revendiqué par la Namibie. L'affaire a été jusqu'à la Cour internationale de justice de La Haye qui a tranché.