L'architecture de Rabat, capitale administrative, et celle de Casablanca, capitale économique, témoignent de l'histoire des années 1920, 1930 et 1940. C'est dans ces deux villes qu'est né le Maroc d'aujourd'hui. À Rabat, un ensemble architectural Art déco aussi vaste que somptueux se déploie le long d'une voie royale, l'avenue Mohammed-V, et dans les quartiers alentour. Il présente une majesté digne d'une capitale et le charme d'une cité balnéaire. Quand, en 1912, le futur maréchal Lyautey est désigné résident général dans un Maroc alors placé sous protectorat français, il choisit Rabat pour capitale d'un royaume qui, jusque-là, en changeait au gré des souverains et des dynasties. Lyautey fait alors venir de France des architectes qui vont pouvoir épanouir leurs talents, à la recherche d'un urbanisme vigoureux, élégant et moderne.
Car c'est sur l'actuelle avenue Mohammed-V, en dehors de l'antique kasba des Oudaïa et de la médina fortifiée par les Andalous, que vient s'élever la nouvelle ville. Vont y fleurir ses palais, ses hôtels, ses jardins, ses restaurants, ses magasins, ses bâtiments administratifs, sa cathédrale et les innombrables villas du quartier Hassan, ainsi que les édifices qui symbolisaient la trilogie du progrès à l'européenne : gare, poste et banque centrales. Quasiment inchangée depuis lors, l'avenue Mohammed-V a été récemment restaurée avec soin, ornée de réverbères de fonte d'un vert sombre rehaussé de cuivre doré. Sa minéralité a été adoucie par d'immenses tapis de gazon et des ficus géants. Les splendides palmiers impériaux qui ornent son cours central, plantés du temps du Protectorat, atteignent aujourd'hui leur plénitude. Leurs stipes, recouverts d'un lierre abondant, accentuent encore leur effet d'opulence.
Quand, partant du boulevard Hassan-II, qui sépare la médina de la ville française, on remonte cette voie triomphale jusqu'au lointain minaret de la Grande Mosquée, ce ne sont que des sujets d'émerveillement. Tout
le répertoire Art déco est décliné là avec ses reliefs, ses ferronneries, ses admirables décors, le tout ponctué de lieu en lieu de compositions néo-mauresques, qui disent avec éloquence l'heureuse rencontre des deux cultures, marocaine et française. Raffinement suprême : la gare centrale, qui trône en plein coeur, dont les voies ferrées sont souterraines et invisibles, tandis que les quais, qu'on découvre en contrebas, ce ne sont que profusion de bougainvillées, de jasmins, de roses et d'oeillets d'Inde.
Chaque édifice recèle de ces petits trésors qui vous replongent dans une atmosphère de cinéma d'avant-guerre. Ainsi au 285 de l'avenue Mohammed-V, les portes des appartements, les ornements, les sols en mosaïque sont demeurés inchangés. Aujourd'hui, il semblerait qu'on ait enfin compris la beauté de cet ensemble prestigieux. Ainsi l'élégant café le Grand Comptoir a rouvert ses portes dans un décor qui se veut d'origine. Pourtant, les autorités marocaines ne virent longtemps rien d'autre dans cette architecture Art déco que la marque de la colonisation et n'accordèrent d'intérêt qu'au patrimoine almohade, almoravide ou mérinide. Ce n'est qu'en 2004 qu'un ministre marocain de la Culture a reconnu l'importance de ce patrimoine du xxe siècle encore ignoré dans la plupart des guides français.
Après le charme provincial de Rabat, on est frappé par la frénésie et la richesse de Casablanca, à une heure de train de la capitale administrative. Imaginez des voies entières bordées de palaces façon Riviera française, restaurés avec goût pour quelques rares d'entre eux, décrépis et douloureusement négligés pour la plupart, occupés au centre de la ville par une multitude de cafés ou de magasins souvent restés dans leur décor d'origine, parcourus de spectaculaires galeries marchandes, et vous aurez une vague idée de ce trésor ignoré des années 1920 à 1940 qu'est Casablanca. La voracité des promoteurs, l'incurie des pouvoirs locaux, l'incompréhension devant ce fabuleux héritage ont fait ici, plus encore qu'à Rabat, d'irréparables dommages. Anéanti l'Hôtel d'Anfa où se tint en 1943 une conférence alliée essentielle pour le cours de la Seconde Guerre mondiale ; anéantis le cinéma Vox, les Galeries Lafayette, la villa Mokri ; anéanti également le théâtre municipal par haine de la culture occidentale et de la liberté d'expression. Le magnifique Hôtel Lincoln, comme tant d'autres édifices, est aujourd'hui encore en danger.
Casablanca demeure malgré tout l'un des plus formidables répertoires de l'architecture occidentale de la première moitié du xxe siècle. Ce qui subsiste de cette époque se décline dans un luxe de volumes et de décors faramineux. Ainsi de l'immense cathédrale transformée en galerie d'exposition, à l'ensemble somptueux de la place Mohammed-V, bordée de palais officiels (le palais de justice de Joseph Marrast, l'actuel consulat de France où la statue équestre de Lyautey a trouvé refuge, ou encore la préfecture conçue par Marius Boyer, décorée par Marjorelle et inaugurée en 1937). Ainsi encore des villas qui survivent miraculeusement au coeur de la métropole, aux impressionnants abattoirs qui furent les plus modernes de leur époque et sont devenus aujourd'hui le symbole de la lutte pour la sauvegarde de ces trésors.
On se bat depuis longtemps au Maroc pour ce patrimoine exceptionnel. Et ce sont des intellectuels, des artistes, des architectes marocains qui mènent le combat. Déjà, à Casablanca, quarante-deux immeubles Art déco ont été classés, quand cent autres sont en instance de l'être. L'exemple de Barcelone qui exploite son patrimoine du xxe siècle ou celui de La Havane qui vit de son passé colonial ont donné à réfléchir aux Marocains. Aux voyageurs de les conforter dans leurs choix, afin que Casablanca redevienne l'une des plus belles métropoles de l'Afrique.