Après une nuit passée à nous calfeutrer tant bien que mal sous nos duvets, nous nous réveillons dans un wagon aux vitres intérieures blanches de givre. Le train avance avec une lenteur d'escargot, il est vrai qu'il doit passer de 2 600 m à 3 900 m d'altitude. Partis la veille de Calama au Chili, nous aurons mis près de 24 heures pour parcourir les 240 km qui doivent nous mener près d'Uyuni en Bolivie.
22h00, nous débarquons enfin à Julaca (3 665 m). Pas d'éclairage, pas de quai, seulement des ombres éclairées par une lune blafarde. A la lueur de la flamme vacillante d'une bougie, un petit homme emmitouflé nous accueille dans une vaste pièce faisant office de gare. Un journal du 21 avril 1968 remplace des carreaux cassés. "Hace frio", "Hace frio..." répète-t-il sans arrêt, c'est comme cela que nous nous retrouvons à dormir près de lui, en compagnie des tic-tac de son antique pendule.
8h00, nous quittons ce lieu insolite. Le froid est omniprésent, le bleu du ciel est intense, les volcans alentours sont bien là. Réjouis d'être ici, nous prenons la direction du Salar d'Uyuni : la plus haute et plus grande réserve naturelle de sel du monde.
L'acclimatation semble bonne, nous évoluons avec une certaine aisance malgré notre lourd chargement. Une heure plus tard la blancheur immaculée du salar nous apparaît. Aussitôt sur le sel, les pneus regonflés, notre allure passe du simple au double. Nous ne nous attendions pas à un tel spectacle, du sel à perte de vue dont l'éclat n'a d'égal que sa pureté. C'est époustouflant ! D'après nos estimations l'île de los Pescaderos doit se trouver face à nous. Elle nous apparaît parfois dans le lointain, son reflet miroitant dans un effet de mirage.
Le soleil couchant nous apporte un vent puissant qui rapidement devient furibond; c'est tout simplement éreintant. Arc-boutés sur nos engins, nous avançons dans cet univers minéral dessiné par des hexagones de sel. Cette gigantesque nappe blanche semble ainsi faite par endroit de dentelle. Dix heures sur les vélos à 3 665 m d'altitude, nous aurons été nécessaires pour venir à bout de ces 75 km.
Ce matin, l'eau de nos bidons restés dehors sur les vélos est complètement gelée. Nous rouspétons devant cette erreur de débutant. Une balade sur ce belvédère s'impose où certains cactus cierges atteignent 3 à 4 mètres de haut. Seuls sur notre îlot, nous nous remplissons de cette immensité. Elle a un goût, une odeur, celle du néant, celle que nous sommes venus chercher...
Les jours défilent, nous nous laissons envoûter par l' altiplano. Nous suivons d'immenses vallées où les montagnes se plaisent à laisser traîner langoureusement leurs ombres.
A Chiguana un vieux câble qui en a assez d'être tordu dans tous les sens nous barre la route. Un petit groupe de militaires vient nous accueillir. On nous propose aussitôt de dormir ici car il se fait tard; le soleil se couche vers 18h30. La soirée se passe avec tout un petit monde agglutiné autour de nous. C'est toujours un sentiment bizarre que de voir avec quelle curiosité infantile les gens découvrent le modernisme de notre matériel de camping.
C'est le lendemain que les choses sérieuses commencent. Nous faisons le plein à l'unique épicerie et remplissons nos 17 litres de réserve d'eau. En effet, nous devons être totalement autonomes car d'ici à San Pedro de Atacama au Chili, nous n'aurons aucun moyen de ravitaillement en vivres..
Cette nuit, nous avons eu un peu froid. L'intérieur de la tente est tout couvert de givre, le thermomètre indique - 12 C. Les glaçons s'entrechoquent dans mes bidons et carillonnent en cliquetis cristallins.
Nous abordons la région des lagunas. Ces petits lacs salés à moitié gelés ont la particularité d'accueillir dans un décor magique des colonies de flamants roses. Au gré du relief nous longeons ces lacs. Les montagnes bordant notre horizon se jouent à nous berner sur les distances.
Aujourd'hui, j'ai mal dormi. J'ai subi ce phénomène d'altitude dit "d'apnée". Durant le sommeil, le rythme respiratoire ralentit au point de s'arrêter quelques secondes pour reprendre aussitôt son cours normal. Sensation peu agréable surtout si elle se répète plusieurs fois au cours de la nuit...
Une lagune de couleur pourpre. Après la laguna Hedionda, nous découvrons maintenant cette dépression qu'est la laguna Colorada. Arrivant au soleil couchant, nous constatons effectivement que l'eau de ce lac est rouge. Cette coloration est due à une algue qui y prolifère. A quelques mètres de la grève, des flamants roses, des canards, et des lamas sont rassemblés là à l'arrivée d'une source d'eau chaude. Le lac est baigné dans une légère brume, le scène est grandiose. Nous parlons à voix basse de peur de rompre le charme. Au loin une longue montée devrait nous mener à la frontière chilienne. Sur notre carte au 1/50 000, l'endroit où nous nous trouvons se traduit carrément par un blanc avec indiqué "données incomplètes"!..
Pas un brin de vent ne vient rafraîchir la fournaise dans laquelle nous nous trouvons. Nous mettons shorts et T-shirts. Frédérique frise l'insolation.
A 4 700 m, nous arrivons à un col et débouchons sur un plateau. Ce n'est qu'une suite de faux plats entrecoupés de mamelons nous laissant dans l'expectative. Nous commençons à ressentir la fatigue. Un deuxième col se profile à l'horizon. Le Chili sera-t-il de l'autre côté ? Suspense ! Maintenant nous montons lentement. 4 800 m : nous stoppons pour souffler. Tout à coup des panaches de vapeur blanche surgissent du sommet du col puis disparaissent aussitôt. Un geyser ? Un regard suffit, sans rien se dire nous réenfourchons nos vélos et repartons à l'assaut. Le souffle est court, les arrêts fréquents. A 4 850 m, malgré la rudesse de la pente nous continuons quand même, complètement fascinés par l'attrait de cette apparition. Le soleil disparaît lentement derrière ce chapelet de volcans. Enfin, au terme d'un ultime raidillon, nous atteignons le col de Pabellon : 4 975 m.
Haletant, excités, heureux, en un instant toutes les émotions se mêlent. Nous savourons ce moment intense tant attendu, puis plongeons vers la descente. Notre geyser est en fait une émanation de l'établissement géothermique de Apatchata dont nous ignorions totalement l'existence ! Nous passons devant des baraquements. Un homme chaudement vêtu en sort, il se dirige vers nous tout en nous dévisageant. "Hace frio !"... décidément... transis de froid, exténués, nous acceptons l'offre avec sourire, et suivons notre "San Bernardino"....