Les murs décrépits suintent de chaleur. Les silhouettes nues «à la Rubens», voilées de vapeur, glissent d'un bassin à l'autre, telles des fantômes. Tableau irréel figé dans l'éternité, si ce n'est la grosse pendule de gare qui marque imperturbablement l'heure.
Chuchotements des femmes. Dans l'eau brûlante des thermes, le corps immergé, seule la tête maintenue hors de l'eau, elles se baignent des heures durant, se prélassent, rêvent ou se racontent...
Le bain est un art que les Hongroises cultivent avec assiduité. A Budapest, elles s'y rendent comme leurs hommes fréquentent le café. Hiver comme été, le matin de bonne heure – dès 5h30 pour celles qui travaillent – ou en fin d'après-midi, à l'heure du thé, pour les autres. Elles en prennent tout autant le chemin pour se soigner, une ordonnance de médecin en poche, à moins que ce soit pour simplement se détendre, se refaire une beauté ou discuter entre copines. Le bain est le meilleur salon pour se tenir informée des fiançailles de la cousine comme de ce qu'il faut penser du tchador des femmes afghanes.
La baigneuse commence par prendre son ticket, combinant éventuellement massage et soins, avant de suivre le dédale des couloirs qui conduit jusqu'au vestiaire. Là, cabine ou casier, elle trouve l'ouvreuse, identifiable à sa blouse de cantinière et à son trousseau de clé. Vient ensuite le rituel de la douche, nue et savonneuse comme il se doit. Puis, munie de ses claquettes en plastique et de son bonnet de bain à grosses fleurs, elle se dirige vers les bassins. Elle se déchausse et entre dans l'eau chaude comme une plume dans l'encrier.
Budapest s'enorgueillit d'une vingtaine de thermes. Certains très anciens, comme les bains turcs du XVIe siècle, d'autres plus récents tels ceux de l'hôtel Helia ou l'Aquincum construits dans les années 90. Mais tous revendiquent des eaux thermales aux vertus curatives. La Hongrie, et Budapest en particulier, se trouve sur une faille où les sources, riches en minéraux, jaillissent comme des geysers. Chaque bain possède ses propres vertus, mais aussi son ambiance spécifique et ses fidèles.
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Le bain Széchenyi, connu pour ses joueurs d'échec et son architecture néo-baroque, est fréquenté par une clientèle éclectique d'aristocrates nostalgiques, de femmes du monde et d'habituées du quartier. Édifié durant la même époque «tournant de siècle» que le Gellert, il est aujourd'hui le plus vaste établissement thermal d'Europe et l'un des rares à se trouver du côté Pest de la ville. L'hiver, ses bassins turquoise fument comme de grosses marmites et confèrent à ses murs peints de jaune, ses moulures de stucs, ses enfilades d'arcades et ses gracieuses sculptures, une saveur onirique
Le Lukacs, un autre bain de Buda, sous ses allures austères et médicales, n'en accueille pas moins au côté des curistes, des femmes de tous horizons, artistes, intellectuelles, employées, mères de famille ou bobos hongroises en quête de pittoresque. Pour séduire les plus jeunes, de nouveaux bains extérieurs, les «bassins à sensations», viennent d'ouvrir avec courants tourbillonnants, cascades massantes et geysers sporadiques... Mais l'établissement est surtout réputé pour la qualité de ses eaux. A l'entrée, on fait la queue pour remplir sa bouteille ou son bidon à la généreuse fontaine. L'eau de source est aussi curative en boisson qu'en bain!
Toutefois, les thermes les plus exotiques de Budapest demeurent les bains turcs. Les décors vétustes et rongés de salpêtre confèrent à leur atmosphère orientale un vrai supplément d'âme.
Le Kiraly, avec son bassin hexagonal, ses vieux murs de pierre coiffés d'accolades et d'arabesques, ses coupoles ajourées dans le plus pur style ottoman, transpire la douceur et la sensualité. On y pénètre affublée d'un petit tablier qui, curieusement, laisse les fesses à découvert. Pour la suite, place à un univers de femmes, en toute intimité. Ici, la nudité exclut le paraître. Même s'il y a des jeunes et quelques dames d'un âge certain, des dodues, des ventrues et des filiformes, toutes sont femmes à égalité. Sous les multiples formes du corps se révèle l'archétype féminin, dégagé de l'éphémère et du temps. Un jour on est l'une, le lendemain l'autre. Les plus jeunes s'imaginent quelques décennies plus tard et les autres se rappellent leurs années d'insouciance. Les corps parlent sans détour, du temps, de l'amour, des épreuves, de la vie... L'immersion dans l'eau chaude apaise les sens, gomme la pesanteur, libère l'esprit. Dans l'espace clos du bain, sorte de cocon maternel, chacune savoure une forme de retour aux sources. Les vertus conjuguées de l'eau et du silence offrent alors comme une renaissance.
Voyage Budapest