Sous une pluie tropicale et dans un crissement de pneus, bien connu des amateurs de polar, une Buick orange des années 50 s'élance et épouse le Malecon (le front de mer), une courbe parfaite de 8 kilomètres, frangée de maisons coloniales, rafraîchies de peinture pastel offerte par l'Italie. Un trésor architectural, s'évanouissant derrière le pare-brise, entre deux ballets d'essuie-glaces actionnés à la main. De l'aéroport José-Marti, pour rejoindre le centre de La Havane, le premier réflexe d'un connaisseur, c'est effectivement de sauter dans l'un de ces particulares repérables à leur plaque. Vestiges de l'avant-castrisme, ces véhicules privés appartiennent désormais au patrimoine national. Tarif de la course: 8 dollars (contre 12 en taxi noir officiel), tchatche et musique cubaine en prime!
Ainsi vit la bouillonnante Havane, une ville pas comme les autres. Seule au monde, de plus en plus débrouillarde et combinarde: une véritable société secrète s'y développe, sous perfusion, alimentée par le tourisme. Il faut faire vite, inventer, imaginer pour survivre et tenir le coup, face à l'injustice de l'embargo et à une crise économique sans fin. Le peso ne vaut plus rien, la chasse aux dollars bat son plein. Près de 200.000 Cubains proposent des services sauvages dans les rues, les bars, les restos privés, parfois clandestins, au fond des palais coloniaux, somptueux et décatis.
Appliquée, méthodique, Margarita aligne une lime à ongles, une bouteille de vernis et trois boules de coton sur la petite serviette éponge de sa table de cuisine. Après un massage des mains dans les règles de l'art, elle empochera une poignée de dollars donnés par les «exilés», Cubains de Miami revenus profiter de tarifs sans concurrence. «Pensez donc, là-bas, impossible de se faire manucurer à moins de 30 dollars!» explique une dame obèse, ficelée dans son tee-shirt Chicago Bulls. Dans la pièce voisine, le mari de Margarita accepte de poser des bigoudis en échange d'un poulet!
A deux pas de la cathédrale, dans son deux- pièces, sous le portrait du Che, Helena a dressé la table pour cinq, sur une toile cirée à l'effigie du pape. Au menu: boudin de porc et bananes frites pour 2 dollars par personne. Une fortune pour un Cubain dont le salaire avoisine les 10 dollars mensuels. Helena tient un paladar, un restaurant privé. On en dénombre plus de 400, tolérés par le gouvernement, du plus kitsch au plus somptueux. La plupart sont situés dans des maisons coloniales où l'on dîne à la table familiale parfois à la lueur des bougies, à cause des pannes de courant.
Fondée par les Espagnols en 1519, déglinguée, en perpétuel chantier, la vieille ville au charme décadent est légitimement inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco. Les sites les plus prestigieux ont fait peau neuve (parfois trop), comme le palacio Santa Isabel, transformé en hôtel de luxe, les demeures de la plaza Vieja et l'étonnant hôtel 1900 aux vitraux Art déco, repeint en jaune, dont les escaliers vermoulus conduisaient dans le vide, il y a encore six mois.
Mais il y a tant d'autres chefs-d'œuvre en ruine et de familles en danger sous les étais, que les Cubains n'attendent plus. Ils consolident avec des matériaux de récupération et badigeonnent à la peinture industrielle. Leur préoccupation: réussir l'impossible avec rien, comme ces pêcheurs qui traquent le barracuda, de nuit, embarqués sur des chambres à air de camion. Comme ce resto clandestin, installé sur le toit d'un immeuble du CDR (Comité de la Révolution): on y accède par un ascenseur poussif, actionné par une liftière «de garde». Sa terrasse possède l'une des plus belles vues sur la mer et ses cargos-mirages, et aussi sur les dalles roses et grises du Prado, ses lions, ses lampadaires de bronze et ses colonnes rouillées. De ce lieu stratégique, on voit défiler les couples du dimanche en partance pour Playas del Este, les plages populaires, entassés dans des taxis rafistolés.
Mais, pour continuer à découvrir cette ville folle, il convient de suivre encore quelques rituels. Par exemple, boire un daiquiri au Floridita, estampillée à vie «Hemingway», servi par un expert. Ou encore à la Bodeguita del Medio, un lieu où défilèrent tous les éthyliques notoires, amateurs de pur mojito: une cuiller à café de sucre, un doigt de jus de citron, deux onces de rhum, une branche de menthe - bien macerada - un glaçon et du soda!
On peut, en revanche et sans remords, faire l'impasse sur le cabaret Tropicana, à moins d'être un aficionado des revues aseptisées, type Moulin- Rouge, au profit de lieux plus chauds et spontanés. Comme le très chic Cecilia, où se produit parfois le prince du boléro. Ou à La Tropicale, dans les faubourgs de La Havane, où explose la timba: une nouvelle génération de salsa, cuivrée, électrique, speedée. Ses sonorités-frissons provoquent une véritable marée humaine, ondulant dans les vapeurs de rhum.
Ensuite, on saute dans un vélo-taxi, propulsé par l'un de ces cyclistes rompus à tous les vents contraires de la jetée, à tous les lieux confidentiels de la ville et à toutes les tractations. Ainsi peut-on négocier une paire de baskets contre un aller au Riviera: l'ex-hôtel de la mafia américaine, fréquenté par Al Capone, un lieu figé dans les années 50. Depuis peu, le Fonds cubain de biens culturels s'intéresse à la déco intacte et d'origine du bar L'Elégant, du restaurant L'Aiglon et du Palacio de la salsa, dont les portes capitonnées ne parviennent plus à étouffer les rythmes des plus grandes formations du moment: El Paulito y su Elite et El Medico de la salsa, jusqu'à trente musiciens sur scène!
Un tee-shirt contre une virée calle Emperado, Obispo, O'Reilly? Toutes ses rues ont leurs secrets, telle la pharmacie Johnson, fondée au début du siècle. Une merveille de boiseries et de loggias, de rampes en cuivre et de luminaires Tiffany, à peine identifiables sous la poussière. Calle Obispo, on s'arrête, le nez en l'air. Tous les styles architecturaux se côtoient: gothique espagnol, baroque et néobaroque créolisé, mudéjar et façades néoclassiques du plus pur style new- yorkais. Sur le Prado, l'ancien casino du temps de Batista, transformé en Palais des mariages, s'est «refait une virginité». Freddy, la gardienne, détient le planning des cérémonies, allant de pair avec le défilé des plus belles américaines de location.
Mais, pour capter l'atmosphère caliente et très Caraïbes de La Havane, mieux vaut plonger dans ses nuits et dormir ne serait-ce qu'une fois au Nacional, hanté par les ombres de Marlon Brando et d'Errol Flynn. Ou encore dans le couvent de Santa Clara, véritable chef d'œuvre du XVIIIe siècle, rafraîchi par les ventilateurs des cellules monacales et le jardin sauvage du patio intérieur. Et, pour une immersion totale, rien de tel que de louer à la semaine l'une de ces maisons coloniales décaties du Vedado ou une villa avec piscine, style Playtime de Jacques Tati, dans l'ex-quartier résidentiel de Miramar, en bordure de mer. Sans oublier de sortir le mobilier qui dormait dans le garage depuis les années 60: le barbecue et les fauteuils en plastique de Verner Panton, un as du design.