Environ vingt cinq ans que le Mur est tombé. On revoit, d'un côté, les images de foule en liesse sous les projecteurs de la télévision et, de l'autre, les visages inquiets devant un nouveau monde jusqu'alors interdit. Ceux de l'Ouest partaient à la découverte d'un vieux Berlin, disparu depuis longtemps chez eux. Il restait dans le vaste quartier de Mitte pas mal de ruines que ceux de l'Est tenaient à conserver, parce qu'elles faisaient partie de leur histoire, qu'elles témoignaient de toutes ces souffrances que les autres avaient peut-être voulu effacer trop vite de leur mémoire. La promotion immobilière a finalement eu raison des dernières façades criblées d'impacts de balles, encore noircies par les monstrueux incendies des derniers mois de la guerre. Chaque jour, les rues sont devenues un peu plus lisses, les murs se couvrant de crépis aux couleurs pastel, rose, vert clair, jaune moutarde. C'est un Berlin pimpant qui a succédé à l'ancienne capitale blessée, fracturée, devenue schizophrène par le jeu des affrontements du temps de la guerre froide.
Lors de sa seconde libération, Berlin offrait ses quartiers de l'Est pour une bouchée de pain. On louait (quand on ne les squattait pas) des étages entiers à Prenzlauer Berg pour le prix d'une chambre de bonne sur le Ku'Damm. Déjà, la nostalgie s'installe pour cette période bénie où la ville se rêvait encore en capitale des arts par la grâce de ces loyers modestes, accessibles à la bohème internationale. Peintres, musiciens de rock, danseurs et cinéastes y trouvaient leur compte, au coeur d'une effervescence joyeuse débordant sur les terrasses des cafés de Mitte à Oranienburg. Les artistes avaient abandonné Kreuzberg aux immigrés, pour aller occuper les derniers appartements des collines de l'Est - ces jachères immobilières attendaient alors que l'on ait trouvé leurs anciens propriétaires pour refaire surface sur un marché âprement disputé.
Partout, désormais, l'achitecture nouvelle triomphe. Depuis vingt cinq ans, Berlin est un chantier, dont la folle énergie ne s'est ralentie que parce qu'on s'est rendu compte que ces travaux babyloniens coûtaient vraiment trop cher. Les plus grands architectes de la planète ont planché autour de projets grandioses d'aménagement de surfaces en apparence illimitées. Au sommet des audacieux buildings de la nouvelle Metropolis clignotent - dérision de la modernité franchisée - les enseignes de sociétés d'assurances, de marques d'automobiles et de restauration rapide américaine. Elle a fière allure, pourtant, cette Potsdamer Platz, naguère terrain vague où les bombes des Alliés n'avaient pas laissé pierre sur pierre. L'immeuble Sony, de verre et de métal, conçu par Helmut Jahn, est encore plus beau que le Metreon, son homologue de San Francisco. Le centre Daimler-Benz de Renzo Piano répond en couleurs chaudes et courbes sensuelles aux audaces froides de Rogers et d'Isozaki.
Carte blanche aux architectes
La place ne semble jamais devoir manquer dans cette ville constituée d'un puzzle de plusieurs villages: bonheur des architectes qui se sont vu donner carte blanche! Les bâtiments publics méritent à leur tour d'être visités, comme le nouveau Reichstag, surmonté de sa magnifique coupole due à Norman Foster. Et quel plaisir pour le regard que de faire ses emplettes dans des Galeries Lafayette dessinées par Jean Nouvel, sur la perspective de la nouvelle Friedrichstrasse...
La capitale fédérale n'a pas manqué non plus de se ménager des lieux culturels répondant à ses ambitions de ville phare de la Mitteleuropa. La prodigieuse île des Musées, qui abrite le fameux Pergamonmuseum, a été entièrement restaurée, comme la Gemäldegalerie et ses trésors d'art germanique - avec ses Dürer, Cranach, Holbein. Une ancienne gare, la Hamburger Bahnhof, sert d'écrin à la vaste collection de pop art d'un banquier mécène et propose régulièrement des expositions de l'enfant terrible de l'art contemporain allemand, Joseph Beuys. La quasi-totalité de ces espaces voués à la culture se trouve à l'Est, comme d'ailleurs un nombre impressionnant de galeries, réparties entre Mitte, Oranienburg et Prenzlauer Berg, témoignages de la vivacité de la jeune création artistique.
De nouveaux clivages
Mais que reste-t-il à l'Ouest? Le Kurfürstendamm, naguère vitrine du monde occidental, a perdu son charme insulaire pour devenir une usine à touristes dominée par le clocher en ruine de l'église du Souvenir. Ce sera le dernier vestige des bombardements après que l'on aura fini de restaurer, replâtrer, masquer les cicatrices de la guerre. Du Mur, il ne reste rien qu'une trace sur le sol entre deux rangées d'immeubles du côté de l'ancienne gare du Nord. On a bien voulu conserver quelques pans de cette histoire, que le temps se chargera d'enfouir sous la mauvaise herbe. Ceux de l'Est resteront persuadés qu'ils ont perdu leur pays en liant leur destin à ceux de l'Ouest. Le Mur est dans les têtes, maintenant. Les clivages ne sont plus entre nations, mais entre riches et pauvres - richesse écrasante des grosses berlines devant les magasins de luxe de la Friedrichstrasse et les grands hôtels d'Unter den Linden, pauvreté de ceux qui doivent soudain affronter un coût de la vie inconnu jusqu'alors, dans une société où la protection sociale, véritable dogme de l'ancien régime, est remise en question. Alors, les laissés-pour-compte se blindent à coups d'hectolitres de bière, dans les parcs où les naturistes se draguent sous le regard aveugle de l'ange doré du Tiergarten, immortalisé par Wim Wenders dans Les Ailes du désir.
La ville n'a pas voulu renoncer à ses vieilles traditions de décadence, quitte à tourner le dos à l'obstination laborieuse des hommes d'affaires et des politiciens peuplant l'austère alignement de ses bâtiments neufs. Il fait alors bon se laisser aller à dériver dans le dédale des passages couverts, du côté de Sophienstrasse et des Hackesche Höfe, prendre un brunch à la terrase d'un café sur les bords de la Spree, filer à bicyclette le long des avenues de l'ère stalinienne, entre deux rangées d'immeubles marmoréens naguère réservés aux bons ouvriers, chiner au marché aux puces, goûter à toutes les cuisines de toutes les migrations - turque, italienne, grecque, polonaise, chinoise... - et finir la soirée dans une salle du Tacheles, au coeur d'un spectacle total mêlant cracheurs de feu, techno hardcore et fusillades de rayons laser.